Heiner GOEBBELS

Heiner Goebbels est né le 17 Août 1952 à Neustadt. Il apprend la musique classique et le piano dès l'âge de 5 ans. Plus tard, il se passionne pour la sociologie - et se montre, dans sa jeunesse, plus attiré par la politique que par la musique, au point de militer dans un mouvement d'extrême-droite, en compagnie de Joschka Fischer (actuel Ministre des Affaires Étrangères) et Daniel Cohn-Bendit ! Il réalise ausssi quelques disques et donne des concerts avec le Sogenanntes Linksradikales Blasorchester (76-81), fonde le Goebbels/Harth-Duo (76-88), joue dans le trio d'inspiration “art-rock” Cassiber (82-92).
En parallèle, Heiner Goebbels écrit également des musiques de scène pour le théâtre (pour Hans Neuenfels, Claus Peymann, Matthias Langhoff, Ruth Berghaus...), des musiques de film (pour Helke Sander, Dubini...) et des musiques de ballet (pour le Ballet Frankfurt). Son identité musicale est donc composite, et les deux mondes dans lesquels il s'immerge tour à tour ne se rencontrent jamais ! Les gens du théâtre qui apprécient ses compositions pour “Richard III”, “Iphigenia”, ou “Oedipus” n'ont aucune idée de la musique qu'il crée en parallèle, et d'un autre côté, les musiciens qu'il côtoie sur la scène musicale indépendante n'imaginent pas qu'on lui commande des pièces aussi sérieuses.
Après quelques années de coexistence de ces deux mondes musicaux si différents, Goebbels cherche à les combiner, gardant au passage la perspective du jeu live, la présence physique des musiciens sur scène, et expérimentant différentes façons d'intégrer les passages parlés dans la musique. La hiérarchie traditionnelle, où les voix du théâtre sont mises en avant et la musique considérée comme un fond sonore, le déçoit en effet quelque peu...
Première étape : les pièces radiophoniques (“Hörstücke”, en allemand), puis des spectacles théâtraux où il développe au fur et à mesure un langage spécifique, plus adapté à l'espace théâtral, aux déplacements des acteurs. Depuis 1988, Heiner Goebbels s'est mis à la musique de chambre pour l'Ensemble Modern (cf. le CD consacré chez ECM au programme Red Run, Befreiung, La Jalousie) et pour l'Ensemble Intercontemporain (Herakles 2). En 1993, il remporte le prix 'Hessischer Kulturpreis'. En 1994, il achève, sur commande de l'Alte Oper Frankfurt une œuvre ambitieuse pour grand orchestre, hélas pas encore disponible sur CD : “Surrogate Cities”, qui dure presque une heure et demie, créée par la Jungen Deutschen Philharmonie, sous la baguette du fidèle Peter Rundel. En 1996, il compose “Industry & Idleness”, une commande pour Donaueschingen : la création sera assurée par le grand chef d'orchestre Peter Eötvös à la tête du Radiokamerorkest d'Hilversum. Nous l'avons dit, Heiner Goebbels est désormais une personnalité musicale reconnue, qui a été accueillie dans plus de 30 pays au cours des 15 dernières années. À ce titre, il a été, en 1994/1995 professeur invité à l'"Institut für Angewandte Theaterwissenschaften" University Gießen. Heiner Goebbels est également membre de l'"Akademie der darstellenden Künste" à Frankfurt, où il habite, et de l'"Akademie der Künste" de Berlin.
On se souvient avec émotion, en mai 1993 à Nanterre, de la première française de “Ou bien le débarquement désastreux”, une pièce de théâtre musicale qu'il dirigeait lui-même, et qui a été montée ensuite à Francfort, Berlin, Munich, Bruxelles. En 1995, il récidive avec “Die Wiederholung” (La Reprise - basée sur des motifs de Kierkegaard, Robbe-Grillet et Prince), qui remportera succès sur succès à Francfort, Zurich, Berlin, Bruxelles. Il faudra attendre 1997 pour voir arriver cette pièce à Nanterre. Entre-temps, il aura terminé “Schwarz auf Weiß”, créée à Francfort en 1996 par 18 musiciens de l'Ensemble Modern.
Aujourd'hui encore, Heiner Goebbels ne sait pas trop à quoi s'assimiler : compositeur, metteur en scène ? L'évolution récente de ses œuvres semble se diriger vers une représentation plus purement musicale, où toutes les frontières s'effacent : les musiciens sont aussi acteurs, leur gestuelle fait partie intégrante du spectacle, et leurs déplacements sont facilités par la sonorisation HF de tous les instruments. Ce que le public entend est donc parfaitement maîtrisé et affranchi des contraintes acoustiques. Heiner Goebbels est une personnalité musicale reconnue, dont les œuvres sont jouées dans le monde entier, et qui s'est vu récompensé par nombre de prix discographiques :'Hörspielpreis der Kriegsblinden', le 'Prix Italia' (à 3 reprises) et le 'Karl-Sczuka-Hörspielpreis des SWF Baden-Baden' (3 fois).

DISCOGRAPHIE ECM - UN ESSAI D'ANALYSE

Si elle ne peut prétendre à une quelconque exhaustivité (voir la discographie complète en fin d'article), la série d'enregistrements parue au fil des ans chez ECM permet de se faire une idée précise de son évolution musicale. Sept CD, facilement disponibles en France, sont parus à ce jour sur ce label. Nous les avons réécoutés plusieurs fois avant et après l'interview de Heiner, réalisée le 26 Avril 1997 à Paris (merci à Marie-Claude Nouy et à Hélène Mouty, d'ECM France), lors de son passage pour la première de “La Reprise” au Festival de Nanterre/Amandiers et la première projection de la vidéo, pour Arte, de “Schwarz auf Weiß”. Avouons-le : nous avons à cette occasion littéralement redécouvert ces disques, dont la première écoute peut paraître assez aride et exigeante. Leur mise en perspective est passionnante : ECM a publié d'abord “Der Mann im Fahrstuhl”, en 1988, puis “SHADOW/Landscape with Argonauts” et “La Jalousie/Ensemble Modern”. Le magnifique triple coffret “Hörstücke” est sorti ensuite, alors qu'il est chronologiquement antérieur à toutes ces autres productions ! Enfin, “Ou bien le débarquement désastreux”, publié pour sa part en 1994, reste sans conteste le projet le plus abouti d'Heiner.

• ECM 1369
Der Mann im Fahrstuhl (1988)


Première publication sous son nom dans le prestigieux label ECM, “Der Mann im Fahrstuhl” a été enregistré en mars 1988 à New York, avec des musiciens célèbres, ayant contribué à des productions du label (Don Cherry, George Lewis) ou non (Fred Frith, Arto Lindsay...). 21 plages illustrant une histoire kafkaïenne signée Müller (extrait de sa pièce de théâtre “Der Auftrag”) dans laquelle un homme ayant pris l'ascenseur pour aller voir son chef, un certain numéro 1 (comme dans le feuilleton des années 60 “Le Prisonnier” !) voit le temps s'accélérer au fur et à mesure de sa montée, jusqu'à affoler complètement les aiguilles de sa montre. Sa conscience le taraudant, il se retrouve soudain... au Pérou ! Son imagination lui fait croire en nombre de phénomènes qui n'existent pas, en fait.
Sur cette trame, les musiciens se déchaînent. Portée par une rythmique le plus souvent binaire, avec des sons très puissants, l'histoire racontée par Müller prend une dimension sarcastique. Quelques belles plages sont laissées à Don Cherry (qui en profite pour replacer un morceau à lui, “Power is lonely”) - le son de sa trompette et de son douss'n'gouni rappelleront bien des souvenirs aux fans de Codona... Deux chansons complètement étrangères, en portugais, s'insèrent dans l'histoire qui les justifie pleinement. Vers la fin de la pièce, pour bien signifier la confusion du “héros”, Goebbels mélange l'anglais et l'allemand, l'un annonçant l'autre, en des jeux d'avance/retard, d'écho et de faux départ dont il est coutumier.
J'ai pour ma part découvert l'univers de Heiner Müller et de Heiner Goebbels par ce disque, très marquant et finalement assez facile d'accès. C'est une bonne introduction, ménageant une évolution vers ses œuvres ultérieures, plus accomplies mais sans doute plus intimidantes. Goebbels ne jouera plus ensuite avec ces musiciens (à part Hayward, qui revient sur “SHADOW/...).

• Coffret 3 CD ECM 1452/53/54
“Hörstücke nach Texten von Heiner Müller”
avec livret trilingue de 92 pages (!)

Die Befreiung Prometheus (1985)
Konzertante Szene für Sprecher und Ensemble

Une pièce très électronique, marqué par des couleurs synthétiques revendiquées allant jusqu'à l'emploi d'un Vocoder évoquant nettement Laurie Anderson. Le jeu des samples recrée l'impression d'un disque rayé que traverse une fanfare un peu déjantée à la Werner Pirchner. La densité d'événements sonores est telle qu'on en arrive parfois à être distrait du texte, tellement il se passe de choses, tellement les sons changent vite et se télescopent. Les plus sagaces noteront, vers 2'16 sur la seconde plage, un court sample du début de “Zoolook” de notre irremplaçable Jean Michel Jarre !
Le texte d'Heiner Müller est une libre interprétation autour du mythe de Prométhée, enchaîné à son rocher et dont le foie est éternellement dévoré par un aigle.

Verkommenes Ufer (1984)

Cette pièce assez courte (17 minutes) est très nettement marquée par l'esthétique “sampler” : la plupart des effets sonores sont crées par cet appareil, qu'il s'agisse de transpositions très basses rendant le matériau de départ pratiquement méconnaissable, des bouclages de syllabes, des filtrages résonants d'effet très “musique électroacoustique des années 60”. L'esprit est en revanche déjà celui qui traversera, des années plus tard, “SHADOW/Landscape with Argonauts”. On y retrouve l'idée de faire lire les phrases par des non-professionnels qui découvrent le texte et butent sur les mots, toutes leurs erreurs et hésitations étant conservées. Les techniques de mixage sont purement radiophoniques, le nombre d'éléments employés simultanément assez réduit, et l'œuvre cyclique reprend au début, parfaitement symétrique...

MAeLSTROMSÜDPOL (1988)

Le texte de Heiner Müller est un saisissant condensé des “Aventures de Gordon Pym de Nantuckett”, d'Edgar Allan Poe. Plutôt que de poser de la musique sous les mots, Heiner Goebbels se concentre à déstabiliser la perception de l'auditeur. Niveaux sonores d'abord : l'œuvre commence par un bruit très fort, le chaos, électronique mais pas vraiment agressif. Une guitare saturée s'en mêle, puis une voix qui hurle, très loin, les premiers mots du texte. Une ambiance de mer et de mouettes entre ensuite et donne une légitimité à cette valeur de voix, et le premier volet se termine sur le retour de boucles électroniques.

Wolokolamsker Chaussee I-V (1990)


Tout le parcours musical de Heiner Goebbels en raccourci ! Cette pièce se divise en cinq parties distinctes d'environ un quart d'heure chacune, illustrant les variantes écrites par Heiner Müller autour d'une attaque de chars allemands vue par les Russes. Chacune de ces pièces commence et se finit par deux mesures mises en boucle de la septième symphonie, “Léningrad”, de Chostakovitch : la mise en correspondance s'explique d'elle-même !
Du punk strident, survolté, frénétique et primaire (le groupe s'appelle Megalomaniax et chante en allemand !) de la première variation aux chœurs martiaux voire guerriers de la troisième (où l'emploi de la langue allemande éveille cette fois des souvenirs plus pénibles), en passant par le jazz, le folk à la guitare sèche évoluant doucement vers la musique pour road movie (seconde variation) ou le classique (la quatrième variante, où les divers sons voulus par Heiner Goebbels “infiltrent” littéralement la Septième Symphonie de Chostakovitch, cette fois en version originale, jusqu'à la parasiter entièrement et, au final, la vaincre, est absolument mémorable d'intelligence musicale), il y en a pour tous les goûts ! Accessoirement, la cinquième pièce, un véritable rap avec scratches, batterie électronique, ruptures et bribes de sons instantanément évocateurs (génériques de cartoons, sirène littéralement hachée, titre de variété country américaine), illustre la maîtrise de la matière et des idées, de la superposition d'éléments disparates qui s'éclairent pourtant d'un autre jour qu'Heiner Goebbels a d'ores et déjà acquise aux samplers en 1990. J'avoue franchement que l'audition de cette cinquième plage me réjouit beaucoup, alors que celle des autres me gêne ou me dérange parfois - ce qui est, je pense, entièrement voulu par l'auteur !

ECM 1480
SHADOW/Landscape with Argonauts (1990)


Sans conteste une des pièces les plus réussies d'Heiner Goebbels. D'une plage à l'autre, on passe d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe (“OMBRE - Une parabole”) à un texte d'Heiner Müller, “Paysage avec Argonautes”. L'idée de génie est d'avoir fait lire les textes par des inconnus, rencontrés et enregistrés au hasard dans les rues de Boston. Ils bafouillent, prononcent mal, s'amusent, s'insurgent (“What the fuck is that ?”, demande l'un d'eux en butant sur le mot Boeotia), demandent à être payés... Passant du jazz à des passages presque rap, Goebbels avoue ici son amour de la ville et de la rue : il mélange aux ambiances de trafic des vagues et des mouettes, leur allie des grooves très “jungle”, des bruits de cartoons, des arrivées de métro... Un saisissant récapitulatif conclut l'œuvre d'une cinquantaine de minutes, qui se termine sur cet aveu : “I wonder what this is all about !”.

ECM 1483 New Series

La Jalousie
Geräusche aus einem Roman
:
Red Run
Nine Songs for Eleven Instruments

Herakles 2
Für fünf Blechbläser, Schlagzeug und Sampler
Befreiung
Konzertante Szene für Sprecher und Ensemble

Ensemble Modern dirigé par Peter Rundel


Un disque de transition. Enregistré en mai 1992, il fait le lien entre les publications précédentes et ce vers quoi va partir Heiner Goebbels, ce qui donnera “Die Wiederholung” ou “Schwarz auf Weiß” : des représentations théâtrales jouées par des musiciens, ceux de l'Ensemble Modern, qui emmènent le compositeur vers d'autres paysages.
Chacune des quatre pièces dure environ un quart d'heure : “La Jalousie”, écrite en s'inspirant du roman homonyme d'alain Robbe-Grillet, est une pièce calme, écrite pour 16 musiciens, s'ouvrant fort logiquement sur des bruits de pages. Un curieux alliage guitare électrique-piano se mêle ensuite à une ambiance de grenouilles la nuit. Après quelques dérapages micro-tonaux et des bribes de rythmes de tango, un démarrage de voiture introduit la première phrase du texte. Selon ses mots, Heiner Goebbels essaie de décrire “le monde totalement indescriptible formé par les bruits autour de la maison”. La voix du narrateur, en français, se détache sur des textures acoustiques glissant sans cesse. Après un dernier démarrage de voiture, des bruits de talons sur le sol, montés en boucle, forment une rythmique irrégulière sur laquelle viennent se greffer des accents joués à la contrebasse/xylophone/guitare électrique. La tension monte presque jusqu'à la fin de la pièce, qui se conclut par une cadence presque classique, au koto/flûte/cordes/xylo. Et le livre se referme...
“Red Run” est une version abrégée d'une musique de ballet datant de 1988. Elle se découpe en neuf parties qui, partant d'un style assez jazz (caisse claire avec balais, piano, basse, guitare électrique, quelques cuivres), devient de plus en plus free, les parties de guitare évoquant tour à tour Terje Rypdal, Van Halen voire David Torn ! Il s'agit aussi de la première collaboration de l'auteur avec l'Ensemble Modern.
En rupture totale, intervient vers le milieu de la pièce une pédale d'accord parfait de synthétiseur, d'un son évoquant irrésistiblement François de Roubaix, sur laquelle une contrebasse jouée à l'archet vient se mêler à un violon qui finit par prendre toute la place, se retrouvant à découvert. Autre marotte de Heiner Goebbels, les sons graves tenus (ici, un DX7 jouant dans les infra-sons, à peine perceptible). Insensiblement, la pièce évolue vers une esthétique très “musique de cartoon”, avant qu'un intermède de quatuor à cordes ne remette les choses à leur place, vite dynamité par les percussions et les cuivres déchaînés. “Red Run” se termine sur des grattements de cordes et des tonalités de musique de film un peu angoissantes. Goebbels nous confie que c'est une des dernières pièces où il a laissé des plages d'improvisation à ses interprètes...
“Herakles 2” s'inspire d'un texte de Heiner Müller utilisé dans “Ou bien le débarquement désastreux”. Pourtant, cette pièce, dédiée à l'Ensemble Intercontemporain, ne fait appel à aucun narrateur. Écrite pour cuivres et sampler, les textures du début évoquent irrésistiblement un Jon Hassel “acoustique”, privé de ses chers harmoniseurs et réverbes ! Les ambiances changent vite, par la technique de collage chère à Goebbels, qui ne mixe jamais ! Il a ici structuré sa pièce en tenant compte des changements d'humeur du texte, qui décrit le travail où Hercule combat l'hydre, et finit par se fondre à l'environnement où il se trouve.
“Befreiung” est à l'origine une commande de l'Alte Oper de Francfort pour commémorer le bicentenaire de la Révolution Française. Une fois n'est pas coutume, c'est un texte de Rainald Goetz que Müller illustre ici. Malheureusement, le texte ne figure pas dans le livret ! La pièce est assez monolithique, souvent très forte - le récitant hurle pratiquement de bout en bout pour se faire entendre par-dessus des sons agressifs (cuivres, guitare électrique). Les samplers lisent leurs boucles à l'envers, les cordes essaient de mettre sur pied une rythmique régulièrement détruite par les autres instruments... Rien de bien neuf, la commande n'a visiblement guère inspiré Goebbels !

ECM 1552
Ou bien le débarquement désastreux.
avec livret trilingue de 40 pages (!)

Heiner Goebbels rencontre l'Afrique ! Une réussite absolue, tant au niveau de l'inspiration que de la réalisation sonore (enregistrement à Paris, au Palais des Congrès, mixage à Oslo, au studio Rainbow), saluée dans la presse par des chroniques enthousiastes. Les textes sont de Heiner Müller (“Herakles 2 ou l'hydre”), Joseph Conrad (“Le Congo Journal”), et, sur proposition de Manfred Eicher, de Francis Ponge (“Le carnet du bois de pins”), et leurs thématiques correspondent de façon surprenante. Lus par André Wilms, les mots se croisent et se répondent en un contrepoint savant, sur les arpèges obstinés de la kora de Boubakar Djebate, les accords de guitare saturée d'Alexandre Meyer, les soubresauts du trombone d'Yves Robert et, comme toujours, les samples fascinants de Goebbels ! Signatures du compositeur, les bouts de rythmiques binaires et les avancées par à-coups dans les phrases, reprenant à chaque fois du début pour gagner un ou deux mots, ne surprennent pas. Les effets sonores soulignent le texte sans pour autant être redondants, et comme il s'agit ici de la seule œuvre en français de cette série de CD - à part quelques phrases dans un dialecte africain - plus la peine de suivre sur le livret, on peut se concentrer sur l'écoute et se laisser mener pas les climats poétiques saisissants, dans lesquels la kora revient régulièrement, comme une oasis de paix dans un paysage plutôt tourmenté. La tension monte au fur et à mesure de l'avancement de la pièce, de plus en plus violente jusqu'à un paroxysme situé à mi-chemin environ, après quoi l'on retrouve progressivement une sérénité appuyée par la voix et la kora de Djebate, à qui revient l'honneur de clore “Ou bien le débarquement désastreux”. L'œuvre, montée et raccourcie par rapport à la version scénique, dure une heure neuf : parfois, on a l'impression qu'on a écouté un 45 tours !

Interview réalisée en avril 1997

Dès vos premières pièces sur le CD “Hörstücke”, on décèle une esthétique très particulière du couper/coller...

Déjà bien avant... En 1981, j'avais enregistré une pièce appelée “Berlin Huda”, où tous les couper/coller avaient été réalisés sur un magnéto à bandes ! J'ai ensuite possédé l'un des premiers échantillonneurs, un Ensoniq Mirage, qui m'a révélé toute une série de possibilités. Je n'ai jamais abandonné le sampler depuis, que je considére comme mon instrument principal.
Comme je l'ai dit, mon esthétique du montage musical, mon emploi des citations, mon attrait pour les bruits étaient toutefois apparus bien avant. Le sampler m'a simplement permis de réaliser plus facilement et plus précisément ce que j'étais auparavant obligé de faire avec des ciseaux, de la bande magnétique et un varispeed ! Autrement dit, pour moi le sampler est un outil, pas un inspirateur.

À la fin de Schwarz auf Weiß, vous avez réalisé un effet sonore assez intéressant, lorsque le bruit de la plume sur le papier se transforme progressivement en bruit électronique...

C'est le logiciel audio que j'utilise, Pro Tools, qui me permet de telles manipulations sonores. J'ai toujours aimé mélanger les sons électroniques et acoustiques, sons de l'Ensemble Modern et samplers...

Laissez-vous de l'espace pour l'improvisation à vos musiciens ? Dans Schwarz auf Weiß, par exemple ?

Oui, je leur ai laissé des espaces d'improvisation, mais très précisément définis. J'ai été largement en contact avec des improvisateurs lors de ma carrière rock/jazz, j'en ai gardé des idées, et pour maintenir la qualité, la créativité, le charme du développement “instantané” de la musique. J'essaie toujours de maintenir l'improvisation dans certaines limites, pour ne pas nuire à la clarté générale du propos.

Ce qui fait qu'entre une représentation et le CD de “Ou bien le débarquement désastreux”, par exemple, il existe assez peu de différences ?

Effectivement. J'utilise toujours des instruments amplifiés, l'acteur du “Débarquement” disposait d'un HF, et c'est en direct que se réalisait la balance. Je n'aime pas doubler les sons - je préfère créer un espace entre eux, c'est pour cette raison que j'amplifie tout, ce qui signifie que les sons amplifiés, pris de près, sont assez proches de ceux captés en studio. Je surveille leur dynamique, ce qui me permet par exemple d'allier un clavicorde et des percussions, combinaison impossible en acoustique. Comme dans un film, par le choix des objectifs, le réalisateur peut modifier la perspective que le spectateur perçoit d'objets, en très gros plan, par exemple, je mets l'accent sur tel ou tel instrument. Cela me permet également de désorganiser l'équilibre dynamique conventionnel, de faire ressentir une proximité physique avec un instrument, ou, d'un autre côté, d'en noyer un autre dans une réverbération, de spatialiser comme je le désire... Cette nouvelle perspective instrumentale permet de ne rien rater du murmure d'une flûte, du moindre souffle d'une voix... En quelque sorte, j'étends l'expérience du travail de studio à un événement beaucoup plus grand...

En quelque sorte, vous considérez le studio en lui-même comme un instrument ?

Exactement. Cela fait longtemps que je n'y vais pas avec, dans l'idée, de reproduire exactement ce que j'ai écrit sur des partitions, mais pour me laisser mener par des petits sons, de voir ce qui peut se passer si je transpose ceci, si je coupe cela, si je lis ce son à l'envers... Je travaille avec les erreurs, je compose avec le studio. La scène n'est ensuite qu'un prolongement de ce travail.

Vous aimez, semble-t-il, beaucoup les graves... Une pédale basse, par exemple, très loin dans le mix

C'est vrai. Sans aller jusqu'à l'infra-grave, j'aime explorer le registre grave. C'est d'ailleurs un des aspects qui m'attire dans le hip-hop, par exemple. Sur mes samples, il m'arrive souvent de renforcer le grave, au point de déboucher sur des sons inouïs, que seul un orgue d'église serait à même de produire.

Toujours dans “Schwarz auf Weiß”, intervient un très gros instrument à vent...

C'est une clarinette contrebasse - un instrument assez rare. Il y en a bien d'autres, tout au long de cette pièce. Les instrumentistes de l'Ensemble Modern se laissent faire lorsque je leur propose des instruments inhabituels, ils se font même un honneur de m'en dénicher de plus inusités encore, par exemple, le clavicorde. Dans “Le débarquement désastreux”, j'avais envie de tenir compte à la base des possibilités des interprètes : rien à voir avec mes pièces radiophoniques. Nous avons ainsi pris dix jours pour tester les combinaisons de sons, d'espaces, inventer de nouvelles sonorités, de nouveaux traitements. C'est après tout cela que j'arrive à composer. Je suis en fait incapable d'écrire la moindre note si je n'ai pas improvisé avec tout le monde pendant deux semaines...
Je m'éloigne ainsi d'une conception trop répandue, où le compositeur est un génie, invente absolument tout par lui-même, enfermé dans sa petite chambre... Pour moi, au XXè siècle, tous les mouvements artistiques en général, que ce soit la peinture, la littérature ou la musique, relèvent davantage d'une mémoire collective, d'une collaboration, d'un transfert vers le futur, et non le fait d'individus isolés travaillant dans l'atemporalité.

C'est pour cela que vous recourez à des voix anonymes, dans les rues, pour “SHADOW/Landscape with Argonauts”, par exemple...

L'idée est lorsqu'on voit le mot “Je” dans ce texte, ce n'est plus un “je” individuel, spécialement dans ce que Heiner Müller écrit. C'est pourquoi je suis allé dans les rues de Boston collecter toutes ces voix anonymes : Müller n'a fait, dans ses écrit, que rassembler des échantillons d'expériences, de vies, de nombreux pays, cultures, expériences. Marcher dans les rues pour faire lire aux gens les mots d'Heiner Müller remet ces mots là d'où ils viennent : du trottoir !

Vous mélangez les langues, les auteurs, suivre des esthétiques marquées par les cassures, les montages - ce pourquoi Müller vous est immédiatement familier : pourquoi ?

J'ai du mal à me couler dans des structures musicales pré-établies, ce qui est un moule commode pour bien des compositeurs, qui écrivent un quatuor à cordes, une chanson... Dans bien des œuvres, le texte ne modifie pas, n'interagit pas avec la composition, la substance musicale. J'essaie de trouver à chaque fois une forme, une structure pour ma musique dans la structure même du texte. Parfois, c'est même le texte qui me donne une indication pour l'instrument à utiliser.

Comment avez-vous rencontré Heiner Müller, et avez-vous décidé de ne travailler pratiquement que sur ses textes ?

Ce n'était pas réellement une décision ! J'ai rencontré Heiner Müller vers 78/80, alors que je composais de la musique pour une de ses pièces. Nous avons appris à nous connaître, et je crois que nous partagions une sorte de scepticisme, voire de rejet, face à la façon dont le langage, le texte était utilisé au théâtre. Je ne savais pas, alors, comment modifier cet état de fait. C'est plus tard, lors d'enregistrements de voix de documentaires, que j'ai essayé de trouver mon approche.
De temps en temps, je recherchais des textes à illustrer, et il se trouve que je me retrouvais toujours à adopter des pièces d'Heiner, parce qu'elles satisfaisaient à tous les critères que j'aime et recherche en matière de littérature ! Ses mots, son sens de l'architecture, ses références en matière de contenu font que je me sens à l'aise immédiatement, à tous les niveaux je suis connecté avec lui, je n'ai pas à interpréter, ni à respecter : je fais comme je sens, et tout se construit ainsi.
On m'a évidemment souvent critiqué : “Pourquoi travaille-t-il toujours avec Heiner Müller ?”, et je réponds en inversant la perspective : “Comment un réalisateur, un compositeur peut-il travailler en changeant sans cesse d'auteur ?” Je crois que lorsqu'on ressent une connexion profonde avec un texte, ou plus généralement toute forme d'art perceptuelle, alors il est très logique pour moi de jouer sur la durée, de travailler sur plusieurs pièces. Je suis très sceptique en ce qui concerne ces gens qui s'adaptent si facilement à n'importe qui !

Comment avez-vous rencontré Manfred Eicher ?

Je le connais par les disques qu'il produit depuis vingt ans : Jan Garbarek, Keith Jarrett et leurs collègues ont contribué à mon éducation musicale, à ma biographie. Manfred Eicher et moi nous sommes rencontrés à un festival de jazz, j'ai fait un disque chez Japo, “Es herrscht Uhu im Land”, en 1981, puis nous nous sommes perdus de vue. C'est pour “Der Mann im Fahstuhl” que nous avons recommencé à collaborer. C'est un homme très cultivé, on peut discuter de littérature, de cinéma, d'art en général avec lui, sur une base d'échanges esthétiques. Pour “Ou bien...”, Manfred a fait des propositions très intéressantes sur le texte lui-même, propositions retenues le plus souvent. C'est lui qui m'a fait connaître Francis Ponge, que je ne connaissais pas auparavant : je suis tombé amoureux de cet auteur, et j'ai inclus des parties du “Carnet du Bois de Pins” dans la pièce ! C'est ce qu'on appelle un échange productif, qui s'est d'ailleurs prolongé jusqu'au mixage !

Manfred Eicher est connu pour tenter des mariages audacieux entre des musiciens très différents de son label : vous a-t-il déjà proposé des collaborations ? Par exemple, Barre Phillips, Heinz Holliger, ou peut-être même Werner Pirchner, à qui certains passages de “Schwarz auf Weiß” m'ont fait penser ?

Je suis en contact avec de nombreux musiciens du label, ce qui ne débouche pas forcément sur une collaboration ! Cela dit, j'ai eu la chance d'avoir, sur “Der Mann im Fahrstuhl” le trompettiste Don Cherry, avec qui j'avais beaucoup sympathisé. Un rêve de jeunesse : j'entendais déjà parler de lui dès 1971, alors que j'étais étudiant, et que sa musique avait littéralement changé ma vie...

La manipulation électronique, “live”, de musiciens sur scène vous tente-t-elle, à la manière d'Evan Parker et son Electro-Acoustic Ensemble ?

Modérément... J'aime vraiment le son acoustique, et je n'aimerais pas modifier le son des instruments de façon à ce qu'on ne les reconnaisse pas. Je l'ai fait sur “Die Befreiung”, où nous avions distordu nombre de sonorités, de façon à rendre méconnaissable le son d'origine : mais il s'agissait là, vu l'époque, d'une façon très “rudimentaire” de modifier des sons. D'ailleurs, “Schwarz auf Weiß” respecte totalement les sonorités des instruments de l'Ensemble Modern, même les plus ténus - clavicorde, notamment.


DISCOGRAPHIE

Heiner Goebbels/Heiner Müller
Der Mann im Fahrstuhl

ECM 1369
(avec Don Cherry, Arto Lindsay, Fred Frith, George Lewis, Ned Rothenberg, Charles Hayward, Ernst Stötzner et Heiner Müller)

Heiner Goebbels
SHADOW/Landscape With Argonauts

ECM 1480
(basé sur des textes de Edgar Allan Poe and Heiner Müller; with Sussan Deihim, Rene Lussier, Charles Hayward etc.)

Heiner Goebbels/Ensemble Modern
La Jalousie, Red Run, Herakles 2, Befreiung

ECM New Series 1483
(direction : Peter Rundel)

Heiner Goebbels
HÖRSTÜCKE

ECM 1452-54 (3 CD)
• Die Befreiung des Prometheus
• Verkommenes Ufer
• Maelstromsüdpol
• Wolokolamsker Chaussee I - V
(avec Peter Brötzmann, David Bennent, Alexander Kluge, Ernst Stötzner, Rene Lussier, Otto Sander, Megalomaniacs, We Wear The Crown...)

Heiner Goebbels
Ou bien le débarquement désastreux

ECM New Series 1552
(avec André Wilms, Sira & Boubakar Djebate, Yves Robert, Alexandre Meyer, Xavier Garcia)

Heiner Goebbels/Ensemble Modern
Black on White (Musiktheater für 18 Musiker)

BMG Classics (09026 68870 2)
(direction : Peter Rundel)

Heiner Goebbels
Schliemanns Radio

Hörverlag Audiobooks
(avec Sven Ake Johansson, Areti Georgiadou, Ralph-Daniel Mangelsdorff)

Heiner Goebbels/Alfred Harth
Goebbels Heart

WAVE Tokyo, wwcx 20 42
(avec Ernst Stötzner et Dagmar Krause)

Heiner Goebbels/Alfred Harth
Live à Victoriaville

Les Disques VICTO, victo CD 04

CASSIBER (Heiner Goebbels, Christoph Anders, Chris Cutler)
Perfect Worlds

ReRB 0000CD

CASSIBER (Heiner Goebbels, Christoph Anders, Chris Cutler)
A Face We All Know
ReR CCD1

CASSIBER (Heiner Goebbels, Christoph Anders, Chris Cutler, Alfred Harth)
Man or Monkey
ReR CCD2

CASSIBER (Heiner Goebbels, Christoph Anders, Chris Cutler, Alfred Harth)
Beauty and the Beast

ReR CCD3

DUCK AND COVER (Heiner Goebbels, Fred Frith, Dagmar Krause...)
CASSIX (Heiner Goebbels, Alfred Harth, Chris Cutler, Franco Fabbri...)

ReR Quarterly Vol. 1
ReR QCD1

Dans : Multikulturelle Affaire Frankfurt
Heiner Goebbels : Frau K. erzählt (Die letzte Buche)
CBS 467020 2 (Sony)

Dans : Vor der Flut
Heiner Goebbels : DIE SINTFLUT, ein Vorfilm für Herbert Achternbusch
de campo


Dans : Pièces pour standards et répondeurs téléphoniques
Heiner Goebbels: waiting 1
nouvelles scenes NS 01

Disponibles en LP seulement :

Sogenanntes Linksradikales Blasorchester
Sogenanntes Linksradikales Blasorchester

Trikont München, 1976 US 36

Sogenanntes Linksradikales Blasorchester
Mit Gelben Birnen

Trikont, München,1980 US 63

Heiner Goebbels /Alfred Harth
Hommage/Vier Fäuste für Hanns Eisler

FMP SAJ 08

Heiner Goebbels /Alfred Harth
Vom Sprengen des Gartens

FMP SAJ 20

Goebbels, Harth, Riehm, Anders, Lovens, Roelofs
Es herrscht Uhu im Land
ECM - Japo, 60037

EN VIDEO :

Heiner Goebbels/Ensemble Modern
Black on White

BMG Classics Video (09026 68870 3)
(Réalisé par Heiner Goebbels & Manfred Waffender)
Diffusé sur Arte en juin 1997

Extraits de “Ou bien le débarquement désastreux”
VHS/PAL, 30 min
distributé par ReR Megacorp

Die Befreiung Prometheus, version concert intégrale
Disponible en version anglaise ou en version française
VHS/PAL, 46 min
distributed by ReR Megacorp

QUELQUES AUTRES OEUVRES, EDITEES MAIS NON DISPONIBLES SUR SUPPORT COMMERCIAL

Surrogate Cities (1993/94) für Mezzosopran, Sprechstimme, Sampler und großes Orchester 1. D&C; 2. In the Country of Last Things; 3. Die Faust im Wappen; 4. Suite für Sampler und Orchester; 5. Drei Horatier-Songs; 6. Die Städte und die Toten / Argia; 7. Surrogate
cf. Chronique de Bruno Heuzé dans Crystal Lake de printemps 1995

Extraits de “Surrogate Cities” :
D&C (1993/94) für Orchester (11')
Die Faust im Wappen (1993/94) für Männerstimme und Orchester (7')
Die Städte und die Toten 4 / Argia (1993/94) für Orchester (4')
Drei Horatier-Songs (1993/94) für Mezzosopran und Orchester
1. Rome and Alba; 2. So That Blood Dropped to the Earth; 3. Dwell Where the Dogs Dwell Text: Heiner Müller (15')
In the Country of Last Things (1993/94) für Mezzosopran, Sprechstimme und kleines Orchester Text: Paul Auster (5')
Suite (1993/94) für Sampler und Orchester; Sarabande (N-touch); 2. Allemande (Les Ruines); 3. Courante (Banlieue); 4. Gigue; 5. Bourrée (Wildcard); 6. Passacaglia; 7. Chaconne (Kantorloops); 8. Menuet (L'ingénieur); 9. Gavotte (N-touch remix); 10. Air (Compression) (30')
Surrogate (1993/94) für Sprechstimme und Orchester; Text: Hugo Hamilton (7')
Samplersuite aus "Surrogate Cities" (1994) für Ensemble 1. Sarabande (N-touch); 2. Allemande (Les Ruines); 3. Courante (Banlieue); 4. Gigue; 5. Bourrée (Wildcard); 6. Passacaglia; 7. Chaconne (Kantorloops); 8. Menuet (L'ingénieur); 9. Gavotte (N-touch remix); 10. Air (Compression) (30')

Industry and Idleness (1996) für Kammerorchester

Newtons Casino (1990) Raum/Musik für Schauspieler, Countertenor, Sängerin (Ms.), Tonbänder und Sampler in Verbindung mit Texten von Heinrich Schliemann, Homer, Hector Berlioz... Concept: Heiner Goebbels, Michael Simon

Nichts weiter (1996) für Orchester (mit der Stimme von Gustav Gründgens)


Cet article est paru dans CRYSTAL LAKE

 


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