Stéphane Lerouge
Écoutez le Cinéma !

Passionné de musique de film depuis son plus jeune âge, Stéphane Lerouge est devenu un des plus grands spécialistes français dans le domaine. Parmi ses nombreuses activités (programmateur musical du défunt Festival Musique et Cinéma d’Auxerre, animateur de La Leçon de Musique au Festival de Cannes, chargé de cours à Paris I, auteur spécialisé…), il réédite des pans complets du patrimoine musical cinématographique français dans la collection Écoutez le Cinéma ! chez Universal Jazz. Dix ans déjà, bientôt une centaine de disques au compteur, et toujours la même passion. Nous l’avions rencontré, pour le mensuel Le Technicien du Film, à l’automne 2006… Voici la version intégrale de l’entretien, réalisé dans les jardins du Luxembourg, non loin de chez Stéphane.

Passionné de musique de film depuis notre plus jeune âge, nous partageons un point commun avec Stéphane Lerouge : l’enregistrement ‘maison’ ! « Enfant, lorsque passait un film qui me plaisait, je plaçais un micro devant le haut-parleur de la télé de mes parents. On n’avait pas de VHS : en 1977, j’avais sept ans, le magnétoscope grand public venait d’apparaître, mais restait très cher. Du coup, la seule chose possible était le ‘souvenir audio’ sur cassette. Ça a développé chez moi une sorte de double passion, à la fois pour la musique et le cinéma, l’image animée, les feuilletons télé ou même les émissions. Tout ça se brassait… ».

Et le petit Stéphane est déjà très studieux : « Quand je voyais un film, je me faisais une petite fiche, illustrée d’une photo découpée dans les journaux, où j’écrivais un résumé de l’histoire, ce que j’en avais pensé, et une fiche technique, avec les noms du metteur en scène, du scénariste, des comédiens et du compositeur. D’où des rapprochements : « Tiens, celui qui a écrit ça a aussi écrit ça… », tout un truc se construisait ». Prémonition de ce que fera Lerouge, des années plus tard.

À la fin des années 70, rappelons qu’il est difficile de se procurer des vinyles de musique de films français, hormis le petit tirage effectué lors de la sortie en salle. Les compilations Barclay de François de Roubaix ou Michel Magne, datant de 76-77, sont des épiphénomènes… On entend parfois à la radio des musiques de films, mais elles servent quasi-systématiquement de fond sonore, pour la pub ou des émissions – sauf FIP, déjà, où on entend régulièrement Cosma, de Roubaix, Delerue, Mancini, Schifrin... L’avènement du CD ne modifiera qu’à la marge la situation dans les années 80 (label Varèse, par exemple).

De Cosma à Playtime

Au début des années 90, à l’issue d’études plutôt littéraires, la passion de la musique de film n’a pas quitté Stéphane. Il finira par en faire un métier ! « Je n’avais pas de contacts dans le milieu. Rêvant de travailler dans la distribution cinématographique, je m’étais rapproché de la Gaumont. Un jour, j’y ai rencontré Vladimir Cosma, et je lui avais demandé pourquoi ses musiques pour les films d’Yves Robert (Alexandre le Bienheureux, Clérambard, Salut l’Artiste…), si intéressantes, n’étaient pas disponibles. Il m’a dit qu’il avait justement fait des démarches récemment en ce sens, récupéré la plupart des bandes master, et m’a proposé d’y travailler. J’ai commencé par écrire les textes des livrets de ces CD, sortis sur son label, Pomme Musique. J’avais trouvé le fil de la bobine, il a suffi ensuite de le dérouler ! Après, j’ai rencontré Claude Bolling, Jean-Claude Petit, Jacques Loussier, Maurice Jarre ; je les ai convaincus qu’il fallait mener un travail pour l’exploitation de leur catalogue de B.O. C’était sur le label Playtime, qui existe toujours aujourd’hui ». Stéphane apprend donc sur le tas comment se conçoit et se produit un album ou une compilation de musiques de film : recherche des bandes, travail de montage et de restauration en studio pour les remettre au niveau d’une sortie sur CD, gestion des aspects légaux, élaboration du graphisme et des textes de pochette…

Stéphane rencontre ensuite un producteur spécialisé dans la musique de film, Bertrand Liechti. « Il possédait Sido Music, et avait racheté presque tous les enregistrements de la maison d’édition Hortensia (Robert Mesbourian). Nous avons donc conçu ensemble une collection de trois doubles CD, sortis chez EMI/Odéon en 1998, consacrés à Michel Magne, Georges Delerue et François de Roubaix. Tirés à plusieurs milliers d’exemplaires, ils ont été très vite épuisés. Il s’agissait en quelque sorte de bandes-annonces, préludes à la réédition plus complète des musiques de ces trois compositeurs. Mais par la suite, peu satisfait de la façon dont EMI exploitait son catalogue, notamment à l’étranger, et suite au départ de Alexandre Lévi, qui nous appuyait beaucoup, Bertrand Liechti a retiré son catalogue. Je lui ai présenté un camarade, Daniel Richard, patron d’Universal Jazz. Nous étions alors en pleine fusion Polygram/Universal – fusion qui permettait à Universal, via MCA, de devenir propriétaire du catalogue Caravelle de Jacques Plante, où on trouvait un grand nombre de musiques de films des années 60 et 70. Entre Caravelle et le catalogue de Liechti, c’était une véritable caverne d’Ali Baba de la musique de film qui s’ouvrait, avec les mêmes Magne et Delerue, mais aussi Lai, Jarre, Sarde, etc. C’est ce qui nous a permis de créer la collection « Écoutez le Cinéma », dont les premiers albums sont sortis en 2000. Nous en sommes au numéro 50 ! ». [presque 70 fin 2010, sans compter les ‘long boxes’ à 3, 4 ou 6 CD et les compilations par réalisateur, NdR].

Un vrai travail d’enquête

Sortir un disque rassemblant une ou plusieurs musiques de films demande des talents de détective. Parfois, même pour des chanteurs très connus, les maisons de disques ont du mal à retrouver leurs bandes Master ; alors imaginez pour des musiques de films, pour lesquelles l’exploitation discographique n’est que secondaire, ballottées de maisons de production (à la vie parfois précaire) en labels, de studio musique en audi de mixage cinéma… « À chaque fois, ou presque, c’est une course contre le temps. Et souvent une résurrection. Par exemple, Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, ressorti en mai, était introuvable depuis sa première sortie sur vinyle chez Barclay en 72. D’ailleurs, Michel Magne représente un cas extrême : il avait pratiquement toutes ses bandes et ses partitions chez lui, mais elles ont brûlé dans l’incendie de l’aile gauche du Château d’Hérouville, en 1969. Pour ce film, la bande montée qui a servi à graver le disque était encore dans sa boîte, chez Barclay, donc dans les archives d’Universal. Coup de bol ! La société de production de Jean Yanne, Cinéquanon, n’avait pas demandé de restitution du master ; dans le cas contraire, on ne l’aurait probablement pas retrouvée, et il aurait fallu décliquer un 33 tours neuf, ce qui est horrible, et ne m’est arrivé qu’une fois ou deux dans toute la collection »

« Le plus bel exemple de la diversité des sources possible est la Trilogie Fantômas, qui brasse le plus de supports : du 35 mm magnétique mono de la VI à la nouvelle séance, chez Ferber. Il faut arriver à trouver une bande VI non mixée, sur laquelle la musique est séparée des effets et des bruitages. Mais le plus souvent, le niveau de la musique varie en fonction de la voix et des autres sons du mixage, puisque c’était ainsi qu’on travaillait à l’époque. Il a donc fallu, sur les Tontons Flingueurs (dont la bande a disparu dans l’incendie d’Hérouville, et qui n’était sorti qu’en 45 tours), utiliser la VI, et passer des heures, des jours en studio, à repérer des portions de la musique, à les aligner en niveau, à les égaliser… un travail infernal !
Sur l’album de Fantômas, il y a donc à la fois des versions réenregistrées ; là, la partition avait brûlé, il a donc fallu demander à notre ami Raymond Alessandrini de faire le relevé, puis tirer les parties à partir du relevé, puis réenregistrer à l’identique en janvier 2001, au studio Ferber, avec notre autre ami René Ameline à la console. Anecdote amusante : le trompettiste Tony Russo, présent à la séance d’origine en 1964, était aussi sur celle-ci. Il y a une bande ¼ de pouce mono, qui vient du 45 tours monté sorti chez Barclay, Fantômas se déchaîne. Et deux morceaux que j’ai retrouvés, qui auraient dû figurer sur un 45 tours jamais sorti tiré du premier Fantômas… Coup de bol, mais on n’a retrouvé que la face B (thème suspense et grandes orgues). Si on avait eu la face A, on aurait eu le générique, mais elle était décidément introuvable. Tout le reste provient de la VI. Ce CD fédère, cristallise, synthétise de nombreux supports différents. Il a donc fallu établir un parcours de « qualité décroissante », de la séance stéréo à la VI mono, puis en sens inverse, pour arriver au remix tout à fait contemporain de Nicolas Erréra. Alors que si on avait eu directement la bande studio complète, ç’aurait été beaucoup plus facile ».

Relectures imposées

Sur d’autres disques, c’est plus facile, mais pas toujours. Par exemple, sur le premier Duhamel/Godard (avec Pierrot le Fou), nous avions toutes les bandes ; mais sur le deuxième, Week-End, nous n’en avions aucune, elles sont restées quelque part entre l’éditeur et le producteur, et n’ont pas été récupérées une fois le film mixé. Comme c’était un Godard un peu « différent », les thématiques des musiques n’étaient pas utilisables pour un 45 tours – et dans le film, Godard l’a utilisée « à la Godard », on ne pouvait rien récupérer. Bref, là aussi il a fallu réenregistrer. Antoine était très triste, il s’en voulait de ne pas avoir été plus vigilant à l’époque. Là aussi, Liechti a accepté de remettre la main au porte-monnaie. Comme Duhamel faisait en même temps la musique d’un film pour Serge Le Péron, L’Affaire Marcorelle, nous avons profité des séances pour réenregistrer à l’identique la musique de Week-End. Du coup, en accord avec Le Péron, il a utilisé pour son film la même formation d’orchestre que sur Week-End. Ce qui était assez ingénieux…

Dans les disques qui sortent en novembre prochain [2006], il y a un CD Magne, avec deux musiques de films d’Henri Verneuil : Un singe en hiver et Mélodie en sous-sol. Nous n’avons trouvé qu’une VI avec bruitages et musiques mixés. C’est assez étonnant… Il y a donc eu un gros travail de studio pour atténuer les éléments de bruitage. Nous avons un copain jazzman fou de Michel Magne, Fred Pallem, 30 ans, dont la vocation est née de Magne, et nous lui avons demandé deux relectures des thèmes de ces films. Et c’est marrant : sur Mélodie en sous-sol, nous lui avons donné des bases, des éléments de la bande originale, sur lesquelles il a rajouté des chorus, des montages, des mixages, réenregistré des trucs d’aujourd’hui.

Ce sont deux films avec lesquels Magne, comme sur les Tontons, impose ce postulat à Verneuil : construire, charpenter le film avec un seul et même thème, décliné en fonction des situations par la seule technique d’orchestration. Ce qui était aussi, de la part de Magne, une façon d’être tranquille, parce qu’il n’avait pas besoin, du coup, de composer plusieurs thèmes, mais techniquement, c’est un tour de force, surtout sur le grand final de Mélodie en sous-sol, qui dure près de 7 minutes, sur la longue séquence de la piscine, avec les billets qui remontent à la surface de la flotte.

La fin du film, d’ailleurs, devait être différente : Audiard avait imaginé autre chose, plus paresseux, où Gabin foutait le pactole dans le coffre de sa Rolls, arrivait à passer un barrage et quittait Cannes peinard. Gabin, sur le tournage, a dit « Mais tout ce truc qui monte en pression, pour arriver à une fin aussi pépère, c’est pas possible » !  Et sur le tournage, ils ont improvisé, ils ont rapatrié Audiard de Paris, pour trouver quelque chose de plus insolite, et Audiard a eu l’idée, finalement, de planquer le fruit du hold-up dans une cabine de bain du Palm Beach ; que le lendemain, ils soient obligés de passer près de la piscine, mais près de la piscine, la police rôde, sait que les billets sont cachés dans des sacs de plage, et la menace, l’étau se resserre… Dans un réflexe désespéré, Delon … Et ça été improvisé à la fin du tournage ! Il n’y a pratiquement pas de dialogue, tout se passe dans les regards, musique pure. C’était à Magne de faire monter la mayonnaise avec la partition. Et c’est vrai que cette séquence sans la musique, ce n’est plus le même film !

Un disque, ce n’est pas que du son !

Nous avons évoqué le côté ‘détective’ de la réédition. Vient ensuite le travail en studio sur les éléments retrouvés. « Nous avons choisi un endroit spécialisé dans la restauration sonore, Art & Son, dans le 11è, très bien équipé, qui vient de faire l’acquisition d’un four à bandes, pour les récupérer avant lecture. Nous avons eu des mésaventures avec certains masters ; ceux de Delerue, par exemple, étaient conservés dans la cave de sa villa d’Enghien, près du lac, donc dans une atmosphère humide. Les bandes Agfa ou Ampex des années 60 ou 70, quand on les charge telles quelles sur un Studer, déposent leur couche magnétique sur les têtes ! Le four à bandes est très précieux pour ça ».

Côté légal, c’est aussi souvent difficile ! « Polygram possède un service juridique très précieux. Ça m’embête toujours quand on dit « La collection de Lerouge », parce qu’en fait, c’est un vrai travail d’équipe, dont je ne suis que le coordinateur. Au service juridique d’Universal, Christelle d’Almeida s’occupe de retrouver, quand il ne s’agit pas d’enregistrements Sido Musique de Liechti ou d’enregistrements Caravelle, où les accords sont faciles, de pister les ayant-droits. Un long travail de traque, parfois ; sur l’album de Michel Legrand, peut-être un de ceux dont je suis le plus fier et monstrueux à concevoir, il a été très compliqué d’obtenir les autorisations de tout le monde. Il a fallu démêler des imbroglios juridiques absolument monstrueux ! »

Troisième étape : l’atelier graphique. « Jérôme Witz et Gilles Guerlet ont trouvé le concept d’intégrer l’affiche originale du film dans une scène actuelle, que ce ne soit pas une réédition à l’identique mais un regard d’aujourd’hui sur le passé… Fil rouge sur toute la collection, avec le petit bobino, celui du master de la bande du Soleil Rouge de Maurice Jarre… Et le digipack, particularité marquante de la collection ».

Différent à chaque fois

« On pourrait penser à chaque fois qu’il s’agit d’un circuit balisé, où on suit le même principe. Et à chaque fois, alors qu’on pensait déjà être passé par toutes les situations imaginables, on repart à chaque fois sur ces cas pas prévus, nouveaux, différents. Nous sortons un disque consacré à Georges Van Parys, compositeur très connu dans les années 50, qui a travaillé avec René Clair, Jean Renoir… Casque d’or de Becker, Les Diaboliques de Clouzot, bref c’est un grand, et on ne trouve rien de lui en CD. Voilà une situation où c’est l’éditeur de ses principaux films qui nous demande de faire quelque chose, qui nous démarche pour faire l’album, nous étions ravis. Nous retrouvons quelques bandes des années 60, mais après, plus rien… On cherche les VI, elles remontent aux années 50, avec son hyper-compressé, des saturations terrifiantes, c’est quasiment inutilisable. Les petits-enfants de Van Parys, ses ayant-droits, possédaient encore les conducteurs d’orchestre (à 80 musiciens !), et ont accepté que nous réenregistrions, à l’identique, ½ heure de musique sous la direction de Laurent Petitgirard, le 1er octobre prochain à Budapest. Ça va coûter cher… ».

Le premier tirage de chaque album est de 3000 exemplaires. Certains ont été déjà retirés plusieurs fois. « Ceux consacrés à un cinéaste, Sautet/Sarde par exemple, se vendent fort bien. Ce projet-là a été le dernier de Sautet, décédé peu avant la sortie du CD, il n’a pas vu l’album fini. L’homme-orchestre, de de Roubaix, s’est aussi bien vendu. Delerue, aussi, le coffret Gainsbourg, et le Legrand aussi, que le Japon et les États-Unis ont repris en distribution. Les albums de de Broca, aussi ».

« Je n’imaginais pas, en commençant en 2001, que nous en serions à 60 références en 2006 ! Merci à Daniel Richard, Responsable du Département Jazz chez Polygram, lui-même ancien disquaire, discophile passionné de musiques de films et ami d’Alain Lacombe, ainsi que des compositeurs de musiques de films qui venaient le voir dans sa boutique, Lido Musique, sur les Champs-Élysées, acheter des B.O. de films. »

« Je suis également fier d’avoir pu intégrer des compositeurs « invités » à la collection, comme Jerry Goldsmith avec Papillon, Jimmy Smith avec La métamorphose des cloportes, ou la musique de Lalo Schifrin pour Le Félin. C’était le Graal, pour moi : Schifrin lui-même la considère comme son premier chef-d’œuvre, son vrai grand film officiel, et qui n’était jamais sortie en disque ! Un film français, tourné par René Clément sur la Côte d’Azur, avec un producteur français adossé à la MGM, avec Delon et Jane Fonda, un casting franco-américain, et avec ce compositeur argentin parlant français et vivant aux États-Unis, qui a fait ses études au Conservatoire de Paris, qui enregistre une partition qu’il considère comme les fondations de la maison Schifrin, mélange entre la musique symphonique, les influences de Messiaen, le jazz, l’électronique… Il l’enregistre en France, au studio Europasonor, avec un ingénieur du son et des musiciens français ! Pour moi, avoir convaincu Schifrin d’aller fouiller dans ses archives, d’aller exhumer tout ça, qu’on ressorte ces partitions (les bandes étaient en partie chez lui, en partie chez le producteur du film)… Quand on a réussi à démêler, là encore, l’imbroglio juridique et à publier cette musique qui était, pour tous les amateurs, mythique, dans lesquelles on trouve les bases de Dirty Harry, de Bullitt, d’Opération Dragon… Tous les germes de Schifrin sont là ! »

Un coup de pouce du hasard

On ne sait pas toujours où on va quand on commence un projet ! Ce qu’on va retrouver comme bandes, combien de titres ça représentera… Ce n’est qu’à la fin qu’on sait ce qu’on aura, au hasard des redécouvertes, des contacts… C’est un parcours du combattant, il y a de la chance, du hasard… Sur Gainsbourg, rien n’avait été gardé. Heureusement, il y avait une partie des éléments dans les studios, d’autres avaient été conservés par les orchestrateurs, Goraguer, Vannier, Colombier… Et sur Gainsbourg, c’est chez Jean-Pierre Sabar, son dernier orchestrateur et co-compositeur, qui avait gardé plein de bobinos dans sa cave, qu’on a fait des trouvailles.

« À un moment donné, mon regard accroche sur une étagère, je vois « Gainsbourg, Zanzibar ». Je lui demande ce que c’est, il me dit « Oh, c’est pas intéressant, c’est une espèce de petit reggae à la con que Gainsbourg a enregistré pour un film tourné en 16 mm ». On le prend quand même, on l’écoute sur un Revox, avec son moyen : j’entends effectivement un petit reggae, le reste de la musique du film était complètement improvisée, free-jazz… Comme il fallait un générique de fin, Gainsbourg était allé dans un café en face du studio, avait pondu ce truc en dix minutes. Il était revenu, avait donné une vague grille harmonique aux musiciens… et c’est, en 75/76, un brouillon, l’amorce, même non aboutie, pas assez travaillée, le germe de l’album reggae de 79. Tomber là-dessus était grisant, ce truc ne figurait pas dans l’intégrale Gainsbourg… Le morceau n’était même pas déposé à la SACEM ! »

Chez Sabar, aussi, j’ai trouvé une version alternative de Goodbye Emmanuelle. Ou aussi la chanson du film Strip Tease, interprétée par Juliette Gréco, mais sur les multipistes, j’ai retrouvé une version chantée par Nico, la chanteuse du Velvet Underground, quelques années avant sa rencontre avec Lou Reed.

Un voyage dans le temps

« On retrouve des choses intéressantes, sur les bandes… Sur les pistes non incluses dans le mixage, mais pas effacées pour autant, on entend des éclats de voix, ce qui se passait entre chaque prise, les indications du compositeur… Mieux encore : pour le CD Legrand, j’avais retrouvé des petites cassettes Philips des années 60, où Demy donne ses textes à Legrand, qui lui propose 15 ou 20 thèmes par texte ! Demy, ne sachant pas choisir, laisse son magnéto tourner, et les deux hommes font évoluer les chansons. On voit donc naître ce qu’on connaît déjà, comme la chanson des Jumelles par exemple, et on entend des musiques complètement différentes, non retenues au final, sur des paroles qu’on connaît par cœur ! C’est très troublant, on ne peut pas imaginer que ces chansons aient pu être, à un moment donné, différentes de la version définitive entrée dans le patrimoine. Elle n’est pas arrivée comme ça, cette chanson, et les cassettes font revivre le parcours de sa création en temps réel, avec les doutes, les hésitations, Demy qui fait ses remarques, « cet air est trop lyrique pour ce personnage secret », etc. Legrand ajuste, et peu à peu on se rapproche de ce que nous, nous savons être le point d’arrivée ! »

« J’ai fait écouter ces cassettes 35 ans après à Legrand, et il a repris le passé en pleine poire… Un instantané d’une journée de l’hiver 66, étonnant ! C’est pareil pour la musique qu’il a écrite pour Le Cercle Rouge, qui n’a pas été retenue, ou la musique de La Rose et la Flèche, incluse dans le coffret. »

« Pareil pour Antoine Duhamel, Les Destinées Sentimentales, son dernier disque, dont Michka Assayas n’a pas gardé la moindre double croche ! Quelle émotion quand on a redécouvert les bobinos des chansons écrites pour Françoise Dorléac pour une émission de télé de Jacques Rozier… J’aime bien faire vivre la partie visible, mais aussi la partie cachée de l’iceberg ! ».

Demandez le programme

La collection Écoutez le Cinéma avait démarré très fort : dix sorties d’un coup au printemps 2001 ! « Mais c’était monstrueux, trop de choses à faire d’un coup, et j’ai préféré répartir les publications en deux tranches : cinq au printemps, cinq en automne. Ça laisse plus de temps pour faire mûrir les idées… C’est comme un scénario de film : entre le point de départ et la fin, on ne peut pas savoir combien de temps ça va prendre. Une bonne idée, c’est une chose, mais l’orchestration, le développement en sont une autre. Seules les bonnes idées résistent au développement. On définit des disques, on trouve parfois un concept qui semble très bon, mais qui, une fois le matériel rassemblé, ne semble plus si pertinent, voire un peu décevant une fois confronté à la réalité même de la musique et à la façon de structurer l’album. Ce n’est pas une si bonne idée, ou c’est plus compliqué que prévu… Il m’est donc arrivé, non pas d’arrêter des projets, mais de les retarder, de les mettre de côté, pour ne pas les bâcler. Nous travaillons donc sur plus de disques qu’il n’en sort à chaque office, il faut que ça réduise à la cuisson et qu’il en reste un peu moins. Il y a toujours une part d’inattendu, d’imprévisible qui prend à la gorge, et comme maintenant, le rétro-planning est souvent assez serré, il faut rendre tel élément à telle période… »

À côté, je travaille comme programmateur musical et animateur des conférences pour le Festival d’Auxerre, depuis plusieurs années : Jarre, Schifrin, Duhamel, Morricone cette année… Je m’occupe aussi de la Leçon de Musique au Festival de Cannes, et j’écris sur le sujet, des pochettes, des bouquins, je travaille sur un livre sur Duhamel. Qu’est-il écrit sur ma carte de visite ? Rien, je me pose la question moi-même, « passionné de musique de film » serait bien. J’ai la chance d’en vivre, et de faire avancer le schmilblick pour tout le monde. Un passeur, dans le bon sens du terme. Le truc le plus touchant, celui dont je suis le plus fier, c’est qu’il y a des jeunes, des créateurs d’aujourd’hui, qui redécouvrent des pans entiers du patrimoine ; parfois, ça façonne même leur vocation ! Deuxièmement, ils n’hésitent pas à sampler des choses, parfois, pour des remix ou des œuvres à eux qui sont vraiment intelligentes. Ce que j’ai montré dans le CD Cinémix, même s’il est un peu inégal, j’espère qu’on va le refaire, mais en se limitant à deux ou trois artistes. Même si on exhume des B.O., elles n’étaient pas vraiment mortes, puisqu’on les fait revivre… L’idée de la collection, c’est un travail de lutte contre l’oubli, contre le temps qui passe, qui rétrécit, que ce patrimoine-là doit exister. Bien sûr, des écritures, des esthétiques ont vieilli, mais ces œuvres peuvent encore continuer à vivre, en tant que témoignage sur une époque. Rien ne m’a fait plus plaisir que de prouver qu’aujourd’hui, Delerue, de Roubaix ou Magne sont des gens sur lesquels on peut continuer à parler au présent, en définitive.

Et les vivants ?

Côté compositeurs toujours vivants, mais un peu patrimoniaux, l’expérience la plus ahurissante que j’aie vécue, j’en ai une fierté folle, est qu’un mec comme Guillaume Nicloux, fou de Melville (qui lui a donné l’envie de faire du cinéma), va à la FNAC, voit un CD « Le cercle rouge/L’armée des ombres », l’achète, lit les livrets, voit un entretien avec Éric Demarsan. Le compositeur de Melville est donc toujours en vie ? Pour lui, Demarsan était forcément de la génération de Melville, alors qu’il avait 30 ans quand il a composé ces films. Il remonte donc à Demarsan, l’appelle, et lui fait écrire la musique de ses films : Une affaire privée, Cette femme-là, et Le concile de Pierre. Et Demarsan, souvent en retrait, se retrouve complètement réactivé par la demande d’un metteur en scène d’une nouvelle génération ! Il y a un moment qui est très beau dans Une affaire privée, où Nicloux rend hommage à son compositeur en inventant une situation où Thierry Lhermitte est chez lui, dans un appartement un peu poubelle, mange avec une pizza et une Kro, allume la télévision et tombe sur un extrait de L’armée des ombres. On a donc la musique originale de Demarsan, en 1969, qui sort du poste, qui se prolonge sur la séquence suivante, sous les dialogues de laquelle Nicloux enchaîne avec la musique originale de Demarsan, écrite en 2002, comme un fondu enchaîné entre le passé et le présent. C’est génial, d’avoir un compositeur ainsi redécouvert, réactivé, et qui sert en fait de trait d’union entre l’univers de Nicloux et celui de Melville. C’est beau…

La même chose est arrivée à Sarde. Podalydès l’a redécouvert à travers la musique du Locataire, une des premières rééditions de la collection, et il est venu le chercher pour Le mystère de la chambre jaune et Le parfum de la dame en noir. Pour la première fois depuis longtemps, Sarde a réutilisé le glass harmonica, instrument clin d’œil, pincée de surnaturel. Ça, c’est vraiment assez magique, qu’au-delà de la ressortie de bandes originales d’époque, qu’une réédition ou une édition débouche sur une nouvelle création au XXIè siècle !

Cet automne : 4 références, Monde Électronique de de Roubaix 2, Magne/Verneuil, Van Parys (French Cancan, Belle de nuit, Casque d’or, Madame de, Les Diaboliques, etc.), et Delerue/de Broca, « L’homme de Rio/Les tribulations d’un Chinois en Chine ». sur L’Homme de Rio, il nous manquait notamment toute la partie Latin Jazz, musique de source, genre Mancini. J’ai eu l’idée de faire appel à un ami compositeur, nominé au Golden Globe, césarisé cette année, Alexandre Desplat, dont l’envie de faire ce métier est née de Delerue. Il a aussi été le dernier compositeur de de Broca, sur Amazone, le film qui scellait les retrouvailles entre le réalisateur avec Belmondo. Je lui ai proposé de réenregistrer ces parties Latin Jazz, il a accepté avec enthousiasme… Là encore, faire vivre le passé, mais avec l’éclairage, le regard d’un compositeur d’aujourd’hui. Colette Delerue lui a apporté les conducteurs, c’est lui qui a dirigé les séances. C’est comme avec Alessandrini pour Magne : il faut respecter une logique, prendre des gens qui ont travaillé avec le compositeur dont on va ressusciter l’œuvre. Ou Pallem, qui va apporter un côté jazz-rock/fusion à Magne. Les deux fois cinq de l’année prochaine sont déjà dans ma tête. Il y aura sans doute Polnareff dans le tas ! Son CD de La Folie des Grandeurs a été un des succès de la collection.

Idée de raconter le cinéma français en musique, en faisant parfois des pas de côté, comme avec Papillon, faux film français, en représentant des compositeurs d’esthétique les plus ouvertes possibles. On ne se restreint pas à un langage, à une famille d’écriture ou de cinéma. Ce qui est génial, c’est de faire se suivre un Duhamel/Godard et L’homme orchestre – ce sont des vis-à-vis un peu insolites, mais qui font la diversité de la collection. Ou d’avoir un Gainsbourg, venu de la variété, ET un Pierre Janssen, compositeur exigeant à l’écriture très culottée, frontalement contemporain. C’est ce mélange qui forme la famille musicale du cinéma français, avec toute sa complexité, ses paradoxes, ses contradictions, mais aussi sa richesse. Parfois, le cinéma d’auteur le plus exigeant peut tendre la main, à l’intérieur de la collection, aux films de série B ou aux films du samedi soir.

La page Facebook de la collection : https://www.facebook.com/EcoutezLeCinema

 


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