Hérouville
La vie de Château

Depuis l'écriture originale de cet article, paru début 1999 dans le défunt magazine Home Studio, le Château d'Hérouville est un temps sorti de son sommeil. Tout d'abord grâce à la société Arkamys et son fondateur Georges Vieilledent, puis à la société QIO. Soit quatre années de reprise d'activité, avant un retour à l'abandon fin 2005. En janvier 2015, les lieux ont été rachetés par Jean Taxis (studio Val d'Orge), Thierry Guarracino et Stéphane Marchi. Pascal Besnard a déjà aménagé la cabine de son centre de formation Sup HD Audio. Jean réinstalle le matériel de son studio Val d'Orge (Neve 8108 48 entrées, A800, écoutes Quested...) dans le studio "historique" du deuxième étage de l'aile droite du Château. Thierry installe son studio à côté, dans les anciens appartements de Michel Magne.

En parallèle, le Château a son groupe sur Facebook depuis 2010. Une émission sur VOtv, aussi, sympathique mais bourrée d'erreurs factuelles. Et aussi une série d'émissions sur Radio RGB.

Je poursuis mon travail sur un livre racontant cette passionnante histoire (plus de 50 "anciens" déjà rencontrés, et c'est pas fini !). Un éditeur français m'a fait un contrat, je finis le premier tome, sortie courant 2017...

J'invite donc tous les "anciens"(ou ceux qui en connaissent !) tombant sur cette page à me contacter par e-mail. Je viendrai les interviewer avec plaisir. MERCI !


Peu de studios ont laissé une empreinte aussi marquante que le studio du Château d'Hérouville, tant en France qu'à l'étranger. Disques mythiques et stars de tous horizons se sont succédé près de Pontoise dans cette gentilhommière du XVIIIè siècle, reconvertie en studio d'enregistrement résidentiel à la fin des années 60 par son propriétaire, Michel Magne. Une belle histoire, en suspens depuis 1985, qui a redémarré début 2015, travaux en cours...





English Version HERE Herouville in English



Carte postale Château

Le Château d'Hérouville, sur deux cartes postales remontant à environ 1920.

On ne peut pas parler du Château sans évoquer la personnalité de celui qui a recréé ce lieu à son image : Michel MAGNE.

La carte de voeux envoyée par Michel Magne à ses amis en 1957.
Ce dessin est signé Gérard Dulac, alias Gérard Delassus. Merci à lui de m'avoir confié cette pièce rare !

Lorsque Michel Magne, compositeur électroacoustique et symphonique, arrangeur, grande figure de Montmartre dans les années 50, ami de Sagan, Vian, Salvador, Loussier, Barclay ou Mouloudji, reconverti depuis peu dans la musique de film, entend parler pour la première fois de cette grande demeure en ruines, un ancien relais de poste construit dès 1740 sur les ruines d'un château fort, qui abrita, dit-on, les rendez-vous galants de Chopin et de George Sand, il est sur le point d'être chassé de son appartement de Versailles... Après visite, il en tombe amoureux. Il l'achète avec un ami peintre et sculpteur fin 1962, se réserve l'aile gauche (ce qui représente déjà plusieurs centaines de mètres carrés habitables...), et se met en tête de la restaurer de fond en comble, sans considération de budget, en utilisant ce qui se fait de meilleur, de plus beau. Pour financer ces travaux dispendieux, le voilà obligé de composer, soutenu par ses assistants (parmi lesquels Michel Colombier, Bernard Gérard, Jean-Claude Petit, Karlheinz Schafer, Jean-Claude Vannier, Éric Demarsan, etc.), plus de 10 musiques de films par an (notamment tous les "Fantômas" et "Angélique", "Les Tontons Flingueurs", "Mélodie en sous-sol", "Les Barbouzes" et cent autres...). Ce qui lui permettra, après le décès accidentel de son ami en 1965, de racheter l'autre aile, qui fera à son tour l'objet d'une rénovation complète.

L'aile gauche du Château, vue du parc en 1967. La piscine se devine en amorce à droite. Le tennis est hors champ à gauche.

Déjà à cette époque, Michel Magne, bon vivant et grand gourmet, invite sans cesse des réalisateurs, des musiciens, des artistes... lors de fêtes comptant parfois plus de cent convives. On se souvient par exemple d'un week-end de trois jours à thématique médiévale, supervisé aux fourneaux par le grand chef cuisinier Raymond Oliver lui-même, vers 1966. Michel s'aménage piscine, tennis, atelier de travail, salle de musique, véranda, volière... Hélas, un incendie sans doute d'origine criminelle (l'affaire n'a jamais été élucidée) endommage gravement l'aile gauche, la plus jolie, le 26 mai 1969, détruisant toutes les partitions, les bandes, les disques, bref presque toute l'œuvre de notre prolifique et génial compositeur. Qu'importe : là où d'autres auraient été anéantis, lui repart de plus belle, décidant même de s'aménager, à vocation privée, un studio d'enregistrement dans les combles de l'aile droite pour remplacer sa salle de musique.


La salle de musique de Michel Magne, en haut de l'aile gauche, en 1967. Plus de 150 m2 pour travailler, jouer, créer...

Géniale intuition

Le but ? Travailler tranquillement sur ses compositions, faire venir des instrumentistes, essayer des trucs avec eux sans contrainte de temps : le home studio avant la lettre ! Tout commence donc avec un 4 pistes Ampex d'occasion et une console de radio Diffona, entièrement refaite par son vieil ami électronicien Gérard Delassus, assisté par les jeunes Gérard Buisset et François Decreton. Il faut ensuite acheter des écoutes, aménager et câbler le studio mansardé de plus de cent mètres carrés et 6 mètres de hauteur sous plafond, avec poutres apparentes et lustre d'époque (récupéré de la salle de musique de l'aile gauche), acheter des périphériques, des micros, changer les portes... Très vite les factures s'accumulent, et Michel Magne se dit que pour rentabiliser ces investissements, il vaudrait mieux transformer l'endroit en studio commercial, en créant une société d'exploitation ad hoc. Évidemment, nous sommes à 30 km de Paris, mais les musiciens, les chanteurs et les groupes pourront manger et dormir au Château, qui possède plus de dix chambres dans chaque aile et dont le parc, avec piscine et tennis, s'étend sur deux hectares... L'aile gauche sera réservée au côté résidentiel clients et restaurant, avec baby foot, table de ping-pong, flipper, véranda ; l'aile droite, au studio lui-même, aux bureaux, et à l'habitation des permanents du Château (pour ceux qui le désirent), plus encore 3 chambres.

prospectus Hérouville

Le premier dépliant publicitaire du Studio d'Hérouville, début 1970.
De gauche à droite : Gérard Delassus, Michel Magne, Dominique Linné (assistante) et Anne-Marie David (chanteuse)
.

Ce faisant, Michel Magne a l'intuition géniale du concept de studio résidentiel, complètement inconnu alors en France. En effet, les "gros" studios parisiens, aménagés sans fenêtres dans des locaux sans âme, sont pour la plupart propriété par les grandes maisons de disques elles-mêmes (Philips, Barclay, Decca, Pathé, Vogue...), d'où une ambiance un peu guindée, assez formaliste voire tatillonne (cravate obligatoire, stricte séparation des tâches, communication par formulaires et notes de service, plannings des techniciens établis un an à l'avance en fonction des sorties discographiques exigées par le service marketing du label...). On compte alors peu d'indépendants dans le métier (Europasonor, Acousti, CBE et Davout notamment), qui ne s'éloignent guère des critères de leurs concurrents. Le fossé se creuse entre un personnel technique plus ou moins fonctionnarisé, qui n'a abandonné sa blouse blanche que depuis peu, et des musiciens et chanteurs qui se laissent pousser les cheveux et qui clament haut et fort leur volonté de changer la musique et le monde. C'est l'essor de ce qu'on appelle la pop music, des Beatles, des Beach Boys, des Rolling Stones, et on passe du concept de "chanteur accompagné" au concept de groupe... Dans le climat d'après Mai 68, certains artistes ressentent mal l'obligation d'utiliser les studios de leur maison de disque. Bref, dans un tel contexte, aller enregistrer à 30 km de Paris, à la lumière du jour, et vivre quelques semaines là où on crée, dégagé de toute contrainte horaire, sans la pression de la ville, devient très attirant...

La chambre de Michel Magne, dans l'aile gauche, en 1967. La "moquette" est de la peau de chèvre.
Dormiront dans cette chambre, entre autres, Elton John, David Bowie, Stevie Nicks...


Un certain DBF

Le 21 novembre 1969, Michel Magne crée donc la S.E.M.M. (Société d'Enregistrement Michel Magne), et baptise son local Strawberry Studio (comme celui de Manchester !). Les débuts, au printemps 1970, sont un peu laborieux, et malgré les nombreuses connaissances de Michel dans le show biz, les premiers clients du Château ne seront pas français, mais anglais et américains ! Sans doute l'influence du Directeur Artistique Jean Fernandez, grand ami de Magne, qui a tenu le bureau Barclay aux USA pendant plusieurs années, qui bat le rappel dans son carnet d'adresses. Arrivent donc coup sur coup Canned Heat avec Buddy Guy, Memphis Slim, Julio Fin, Rex Foster et Marilyn, Slam Stewart, Milt Buckner, Jo Jones... Autant de musiciens célèbres à l'époque, qui ne passent que quelques jours sur place, mais contribuent à asseoir le renom du Château. Tous adorent le son du studio lui-même, dont les vastes fenêtres donnent sur deux angles différents, sans un mur parallèle, aux grosses poutres apparentes et au volume impressionnant, dans lequel Magne a fait construire plusieurs cabines d'isolation. La cabine d'écoute elle-même, à la lumière du jour et surélevée de quelques marches, prend place près de l'entrée, et on y accède par un petit escalier depuis le studio, avec une double porte d'isolation acoustique. Son équipement progresse - 8 pistes Scully 280, Dolby. À Gérard Delassus, reparti pour de nouvelles aventures, succède à la console, fin 70, Gilles Sallé, qui s'occupe des premiers groupes - c'est notamment lui qui enregistrera en avril 71 les mythiques albums "Camembert Électrique" de Gong et "Obsolete" de Dashiell Hedayat - puis arrive un certain... Dominique Blanc-Francard.

Le disque de Rex Foster, Roads of Tomorrow, un des premiers enregistrés au Château, début 70. Sorti en France chez Barclay.


Celui-ci travaille alors à Paris comme preneur de son au studio E.T.A., rue de Rennes. C'est Pierre Lattès, un Directeur Artistique et homme de radio (donc collègue de Patrice Blanc-Francard, le frère aîné de Dominique), qui l'a emmené en 70 pour la première fois à Hérouville. Dominique a visité le studio, discuté avec Michel Magne, mais les choses en sont restées là. Quelques mois plus tard, Jean Fernandez, notre D.A. chez Barclay et vieil ami de Magne, lui propose d'y venir terminer un album d'Eddy Mitchell (Rock 'n'Roll), prenant la suite d'un ingénieur du son anglais (Keith Harwood, pour ne pas le nommer). Voilà DBF qui travaille donc pendant quelque temps le jour à Paris, la nuit à Hérouville. Il s'aperçoit que le studio du haut "sonne" d'enfer, qu'il est parfaitement possible de bosser là-bas même si rien n'est standard, à l'intérieur comme à l'extérieur, et entrevoit lui aussi le potentiel commercial et artistique du Château. Il démissionne alors d'E.T.A et est embauché par Michel Magne en mars 1971. Il fera beaucoup pour le renom du Château !

Doubler la mise

Ses amis de ce qu'on appelle alors la "pop music" le suivent au Château, qui reçoit aussi, en client assidu, le responsable du label Thélème, Directeur Artistique et bassiste, ex-membre fondateur de Magma : Laurent Thibault. Tous les clients apprécient le côté résidentiel du Château et de ses nombreuses chambres, la cuisine réalisée par Serge Moreau, un Chef-poète issu de la bande de Magne à Montmartre, qui travaillera là à demeure, avec un assistant, jusqu'au départ de Magne... Sans oublier la piscine, le tennis, le parc arboré de deux hectares avec étang dans le fond, la cave apparemment inépuisable... Michel Magne adore rencontrer et recevoir chez lui toutes sortes d'artistes et, en bon hôte, tient absolument à ce que ceux qu'il accueille repartent satisfaits. Et tous les week-ends, des fêtes rassemblent dans le parc des dizaines de membres du show-biz français et étranger.

piscinedbf

Le summum est atteint en juin 1971, lorsque le Grateful Dead, qui a dû annuler quelques jours auparavant sa prestation au Festival d'Auvers-sur-Oise pour cause d'intempéries, donne devant 200 personnes un concert privé resté magique dans le parc du Château. Les caméras de l'émission musicale Pop 2 sont là pour immortaliser le concert, le 21 juin. Des MP3 du concert circulent aujourd'hui encore sur Internet, et le concert est visible sur YouTube. Conséquence : le Château devient un endroit crédible pour les Français comme pour les Anglais. En parallèle, Bill Wyman, le bassiste des Rolling Stones, passe deux fois à Hérouville : une semaine avec John Walker, une autre avec le groupe Tucky Buzzard. Il est alors en plein enregistrement de Exile on Main Street, produit par Andy Johns dans la cave de la maison provençale de Keith Richards avec le Rolling Stones Mobile, et l'ambiance qu'il trouve au Château n'a rien à voir !


Jerry Garcia (Grateful Dead) dans la salle à manger du Château d'Hérouville, aile droite.
Notez, au mur, la toile de Michel Magne à gauche, et une autre, en amorce à droite. Photo : Rosie McGee.

La générosité de Michel Magne envers ses hôtes-clients est malheureusement incompatible avec les impératifs de la gestion d'une société commerciale. Devant l'énormité des "frais fixes", il est décidé de construire un second studio, afin de doubler (en théorie...) les recettes de la SEMM. Le studio Chopin est aménagé fin 1971 dans un autre bâtiment, en contrebas, dans les dépendances de la cour, à grands coups de béton (pour une extension à la grange, intégrant un appartement en triplex !) – et dispose de son propre portail d'entrée, via une grille donnant sur la route d'Hérouville. Michel Magne tient à s'occuper de tout : conception, réalisation, décoration, confiant dans les talents de son maçon/plâtrier Louis Dégremont...

Équipé d'une superbe console quadriphonique 40 voies/32 départs Van Hall fabriquée sur mesure, au placage en Formica orange (la console du studio du haut en reçoit un, elle aussi !), de formes assez révolutionnaires (plates-formes arrondies pour la batterie, grande cabine prévue d'origine pour 4 enceintes (quadriphonie, toujours !), vitre panoramique surplombant le studio, à l'opposé de la cabine, et desservie par un accès indépendant, pour venir voir/photographier/filmer les séances sans déranger les artistes...). Hélas, le studio Chopin n'aura jamais une acoustique naturelle à la hauteur de celle du studio George Sand, celui du haut – sans pour autant que ce soit catastrophique : mais quand ça joue fort, on va dehors ! Question de volume et de matériaux... En revanche, les chambres d'écho acoustiques (la rouge, la blanche, la noire) sont restées célèbres : ce sont d'anciens salons de l'aile gauche, incendiée, dont Michel Magne avait recouvert les murs de matériaux réfléchissants, et où Gérard Delassus avait installé une enceinte et deux micros à chaque fois. À quelque chose, malheur est bon... Résultat : ce sera dans le Chopin, en bas, que travailleront le plus souvent, dès le début 1972, les artistes français, les Anglais ayant l'honneur de se réserver le George Sand du haut... Même s'il existe une photo de Pink Floyd travaillant en bas sur la musique du film More !

La publicité du studio du Château en 1972. Nous sommes dans l'aile droite.
Dans le fond, Gilles Sallé ; au milieu, DBF ; au premier plan, Michel Magne.


Le gros son

Et des artistes anglais, il en défile pléthore au Château ! Depuis que Bill Wyman, mis en confiance par le passage du Grateful Dead, est venu y produire, à l'été 71, deux albums pour deux groupes différents (Tucky Buzzard et John Walker, des Walker Brothers), et que, très content du son des bandes mixées dans le Rolling Stones Mobile, il a parlé autour de lui de cet endroit singulier, il y a toujours du beau monde à Hérouville. Le plus fidèle est sans conteste Elton John, qui met en boîte sous la houlette de Ken Scott, au studio George Sand, entre janvier 1972 et avril 1973, "Honky Château", "Don't Shoot Me, I'm Only The Piano Player" et "Goodbye Yellow Brick Road" (ressorti en 2005 sous forme de double SACD, avec les fac-similés des feuilles de pistes des bandes, et un DVD documentaire Eagle Vision où on voit abondamment le Château en son âge d'or). Le son de batterie de ce dernier album, concocté par l'ingénieur du son Gus Dudgeon
avec l'aide de la magnifique couleur du studio et des chambres d'écho naturelles (la rouge, la noire et la blanche), sans oublier la fameuse 'Elton-Box' sur le piano (fabriquée sur mesure par le menuisier du Château, Bernard Laventure), restera pendant de longues années une référence pour les producteurs et ingénieurs du son du monde entier.

prospectus 73

Publicité du studio, fin 1972, ère Chamberland. Le studio du haut a changé de console...

Parmi les clients illustres, citons aussi Pink Floyd (Obscured by Clouds, enregistré sur deux semaines en février/mars 72, entre deux parties de tournée mondiale), Cat Stevens (Catch Bull At Four), Terry Riley (la B.O. du premier film de Joël Santoni, Les yeux fermés), Garfunkel, Julie Driscoll and Spontaneus Music Ensemble, Marc Bolan et T-Rex (l'occasion pour DBF de prendre des leçons de prise de son rock auprès de Tony Visconti lui-même !), Joan Armatrading, Magma (1001 degrés C y est mis en boîte du 5 au 10 avril 71), Gong (mai/juin 71, pour Continental Circus, Camembert Électrique, Mother de Gilly Smyth et Obsolete de Dashiell Hedayat), Pierre Vassiliu (Attends, du 19 au 23 novembre 1972), Claude Nougaro (Locomotive d'or, enregistré en grande partie... dans la cour du Château !), Claude Engel, Alain Markusfeld (Le son tombé du ciel, avec Laurent Thibault à la basse et DBF au Moog et au VCS3), Dick Rivers (Rock'n'Roll Star), Adamo (C'est ma vie), Dan Ar Braz avec Alan Stivell (Chemins de terre, aka 'Celtic Rock)... Pas moins de 30 disques sont enregistrés à Hérouville cette année-là, selon la brochure du Château. Le preneur de son Gilles Sallé est parti fin 71, Andy Scott le remplace illico aux manettes. DBF est toujours en place. Christian Gence travaille aussi au Château. Les soeurs Catherine et Isabelle Philippe-Girard ont fort à faire pour tenir le planning et satisfaire la clientèle étrangère – recruter des cuivres français pour Elton John, par exemple, ou lui faire découvrir un jeune violoniste prometteur appelé... Jean-Luc Ponty, alors tout auréolé de son passage chez Frank Zappa.

Le premier album solo de Claude Engel, enregistré au Château en 1972,
avec entre autres son frangin Celmar, Francis Moze, Bernard Lubat, Anne Vassiliu...


Toutefois, Michel Magne, qui a repris en 72, pour son vieil ami Jean Yanne, sa casquette de compositeur ("Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil", puis "Moi y en a vouloir des sous" et "Les Chinois à Paris"...) constate qu'il s'est laissé éloigner de son métier original. Il se sent un peu à l'étroit dans son rôle de propriétaire de studio, et cherche à négocier un accord pour "passer la main" et pouvoir de nouveau se consacrer entièrement à la composition. Après avoir envisagé un partenariat avec les studios anglais Trident, puis avec Richard Branson (Virgin, qui crée peu après le studio résidentiel The Manor dans un château en pleine campagne anglaise, coïncidence...), c'est finalement avec Yves Chamberland, le patron des studios parisiens Davout, qu'il signe le 30 juin 1972 un protocole d'accord selon lequel il lui cède toutes les parts de la S.E.M.M. pour 1 F symbolique – la société annonce un passif de 600 000 F de l'époque (à peu près autant d'euros aujourd'hui). La brève période Chamberland commence...

pink floyd

David Gilmour, le réalisateur Barbet Schroeder, Rick Wright, Nick Mason, Roger Waters et Dominique Blanc-Francard
à la console du studio George Sand, lors des séances de l'enregistrement de la BO du film More, publié sous le titre Obscured By Clouds en 1972.


Vaches maigres

En reprenant la gérance du studio d'Hérouville, Yves Chamberland voit une occasion rêvée d'élargir sa clientèle parisienne du studio Davout (qui a compté plus d'une fois Michel Magne parmi ses clients dans les années 60) vers l'international. Notre homme applique au Château des critères de gestion assez stricts afin de stopper l'hémorragie financière d'un endroit qui compte alors une bonne vingtaine de salariés (secrétaires, hôtesses, femmes de ménage, cuisiniers, menuisier, ingénieurs de maintenance...) et seulement deux ingénieurs du son, DBF et Andy Scott, qui travaillent sans assistants et assistent les ingénieurs du son amenés par les artistes anglo-saxons. Chamberland remplace la console du haut pour une MCI et un magnétophone 16 pistes de la même marque, plus standard et qualitatif que l'équipement précédent, et serre la vis au niveau de l'hébergement, de la qualité des repas et des services – ce qui se traduit par une certaine compression de personnel. Un climat un rien austère auquel les clients d'Hérouville ne sont pas du tout habitués... David Bowie, notamment, qui enregistre pendant trois semaines, en juillet 1973, des pistes pour son album
Pin-ups, et qui se plaint, dans une lettre, d'avoir mangé beaucoup de pommes de terres, ou Jethro Tull, qui repart déçu par l'accueil et par la qualité technique des prestations. Les musiciens de Uriah Heep, qui enregistrent Sweet Freedom avec Peter Gallen, en juin/juillet, ne se plaignent pas. Et le groupe Au Bonheur des Dames vient mettre en boîte "Oh les filles" au Château - un titre qu'avait enregistré, au début les années 60, un groupe nommé Les Pingouins, où officiait, à la basse, un certain... Dominique Blanc-Francard. L'histoire a de ces clins d'œil ! C'est François Dantan qui s'occupe alors de la supervision technique des studios du Château pour Yves Chamberland.

DBF dans le studio du bas, travaillant sur son album solo, Ailleurs, en 1972, en écoute sur Deezer. Oh, la belle console orange !


Confronté à un passif deux fois plus important qu'annoncé, que Michel Magne n'entend pas combler, Yves Chamberland fait nommer un administrateur judiciaire qui ne traite pas la situation comme il le devrait. Tout le monde lance alors des procédures contre tout le monde : 1,2 millions de Francs à trouver, ce n'est pas rien ! À la rentrée 73, les frictions grimpent d'un cran, divers départs précipités et conflits débouchent sur la démission de DBF (début octobre) puis d'Andy Scott, qui travaillait désormais plus souvent à Davout qu'au Château. Chamberland se désengage alors totalement des studios d'Hérouville et récupère tout son matériel. Un certain Jean-Pierre Ezan supervise un temps l'activité du studio, en compagnie de l'ingénieur du son Claude Harper, rejoint par André Harwood. Le Mobile est rééquipé, et enregistre entre autres une B.O. pour le documentaire musical de Claude Faraldo,
Tabarnac, autour de la tournée du groupe québécois Offenbach. La situation se dégrade au Château pendant l'hiver 1973/74 : en l'absence d'exploitation commerciale du studio, les lieux sont squattés, détériorés, le parc laissé à l'abandon...


pub anglaise

Le même studio du bas, hélas en noir et blanc (pub 1973 parue dans la presse anglo-saxonne). 24 entrées, mais 32 VU-mètres.
Les spots de couleur, pilotés par thyristors, créaient de superbes effets lumineux...


La seconde vie du Château

Aidé par son "conseil" Jean-Claude Delaplace (issu du milieu des bureaux d'étude automobiles, passionné de musique, et dont le neveu connaît Laurent Thibault), Michel Magne cherche qui pourrait bien reprendre le studio du Château. En février 1974, leur choix se porte sur... Laurent Thibault - l'ex-patron du label Thélème et ancien bon client du Château, devenu producteur free-lance, pour Gérard Manset par exemple. Avec sa future épouse Jacqueline, Jean-Claude Delaplace et Pierre Aupetit, Laurent Thibault accepte la mission impossible : maintenir l'activité du studio et à rembourser le passif de la SEMM. L'accord officiel est signé le 24 juin 1974. Thibault et Delaplace sont les principaux associés de la nouvelle société d'exploitation (la SELT), et l'équipe prend immédiatement possession des lieux, qui sont en piteux état. Il ne reste plus un seul appareil audio, les fils sont sectionnés au ras du plancher, la console du studio du bas détruite à coups de masse, de nombreuses vitres cassées, les pelouses du parc font 50 cm de haut...



"Hérouville est de retour"... Pub parue dans la presse anglo-saxonne, début 1975.

Aidés d'une bande de copains, les nouveaux "châtelains" font des miracles. En trois mois, ils remettent le Château debout, et la première séance a lieu en Septembre, pour l'album d'un chanteur-ami de Laurent, Alain Kan (celui de La vie en Mars, qui enregistre en une semaine l'album Heureusement en France on ne se drogue pas), avec Claude Harper puis Laurent Thibault aux manettes. Le studio du bas, dans la cour, a été transformé en salle de répétitions, et celui du haut accueille désormais une console Auditronics et un 16 pistes Scully. Devant le refus de DBF, devenu entre-temps un des premiers ingénieurs du son free-lance français, de revenir travailler à Hérouville, Laurent Thibault s'en sort, de son propre aveu, pas trop mal à la console, grâce à une approche souvent nouvelle et inventive ! Le premier "vrai" client s'appelle Christopher Bell (en novembre 74, pour quelques titres de l'album I Am The Cosmos), puis arrivent Aldo Romano, Marc Bolan (ex-T. Rex), Esperanto, Hervé Cristiani... Pierre Calamel succède ensuite à Pierre Aupetit au poste de Directeur Commercial. Véronique Sanson vient répéter au Château (pour l'album Vancouver), et Magma y organise l'audition à l'issue de laquelle le violoniste Didier Lockwood, alors âgé d'à peine 16 ans, intégrera le groupe en 1975. Le double album Magma Live est d'ailleurs mixé au Château peu après.

La réédition 2007 des trois premiers albums d'Alain Kan chez Motors (Francis Dreyfus).
Heureusement en France on ne se drogue pas a été enregistré au tout début de la période Laurent Thibault.


La console Auditronics "provisoire" est vite remplacée par une API, modèle plus qualitatif, que Laurent Thibault décide d'implanter dans le sens de la largeur (ce qui est assez inhabituel !), et un 3M puis un Studer A80 24 pistes (pour lequel Jean-Claude Delaplace hypothèque son appartement...) prend place en cabine. Le directeur technique du Château s'appelle Rémy Aucharles, ses successeurs seront Jean-Pierre Lafont et Philippe Melkonian. En 1975, seront aussi enregistrés des albums d'Higelin (Irradié), Tom Jones, Hawkwind, John McLaughlin & Mahavishnu Orchestra (Inner Worlds), Transit Express, puis, début 76, Rick Wakeman (No Earthly Connection)... Les affaires tournent à nouveau. Même Elton John revient, pour répéter à la campagne des concerts prévus à Wembley. C'est Pierre Calamel, anglophone émérite, qui, les cinq premières années, s'occupe des clients anglo-saxons. Pour la petite histoire, un film pornographique a été tourné début 1975 au Château. Saurez-vous le dénicher sur le Web ? ;-)

1976/77, années magiques

En 1974, Elton a enregistré un album au studio américain Caribou, dans les Rocheuses, et il est resté ébahi devant des écoutes révolutionnaires, conçues et réalisées par un acousticien nommé Tom Hidley. Lors de son passage au Château, il recommande chaudement à Laurent ces grosses enceintes acoustiques Westlake, qui font littéralement partie du mur avant de la cabine au lieu d'être suspendues au plafond ou posées sur un pied. Laurent, convaincu, fait venir Hidley, qui installe au Château, à l'automne 1975, son premier système en Europe. Bien évidemment, Hidley envoie nombre de visiteurs à Hérouville pour se rendre compte sur place de sa qualité. Et le studio tourne dès lors 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, accueillant un tiers d'artistes français, deux tiers d'étrangers, comme du temps de sa splendeur quelques années auparavant...




Séances David Bowie/Iggy Pop/Tony Visconti, septembre 76, pour l'album Low.

1976 est une année très active pour le Château. Rick Wakeman la commence par l'album No Earthly Connection (enregistré sur trois mois !), puis David Bowie revient avec son ami Iggy Pop, Brian Eno et le producteur Tony Visconti (lui aussi un « ancien » !), enregistrer des titres pour lui (Low) et l'album d'Iggy, The Idiot. En juin et septembre, il s'intercale entre le groupe Bad Company (Burning Sky, avec Chris Kimsey aux manettes) et Yves Simon (Macadam), Jacques Higelin enregistrant du coup Alertez les Bébés dans la Bergerie (où il habite depuis la fin 74, jusque fin 78) avec Paul Scemama. Reportage dans "Rock & Folk" (Philippe Manoeuvre, souvent de passage à Hérouville, manque de s'étrangler avec son café quand il voit arriver dans la cuisine du Château, en toute simplicité, le Thin White Duke lui-même), séances photos diverses : Hérouville est alors redevenu un mythe, à la pointe de la technique qui plus est : harmoniseurs, délais numériques...

eno studio

Début 1977, envoyés par Polydor UK, les Bee Gees, alors commercialement un peu en perte de vitesse et en rupture avec leur producteur historique, Arif Mardin, acceptent de venir si le Château s'équipe avec les derniers produits haut de gamme MCI sortis (24 pistes, 4 pistes, 2 pistes, et console Série 500, équivalent d'un couple SSL9000J/Sony 3348 dans les années 90 - le top du top !). Sans doute une volonté de leurs producteurs, Karl Richardson et Albhy Galuten... Là encore, Laurent Thibault accepte, Jean-Claude Delaplace finance, Pierre Calamel gère le planning et le suivi. Les frères Gibb passent trois mois au Château, composant sur place et enregistrent quatre (Stayin' Alive, Night Fever, How Deep Is Your Love et More Than A Woman) des six plages qu'on retrouvera sous leur nom sur le double album Saturday Night Fever, le film sortant en fin d'année – ils mixent aussi un double album live au Château, Here at Last, qui sort mi-77. Viennent ensuite enregistrer Ritchie Blackmore avec Rainbow (Long Live rock'n'Roll), Transit Express, Sweet, les Rubettes, Magma (Attakh)... et le défilé se poursuit en 78/79, un peu plus franco-français : Marcœur, Lavilliers, Bréant, Saint-Preux (Atlantis), Factory, Weidorje, Higelin toujours (No Man's Land, avec son premier tube, Pars, produit par Laurent Thibault lui-même)... Sans oublier Two A Day, un album de Chet Baker, mis en boîte la nuit du 29 décembre 1978. 1979 démarre aussi fort bien (Sham 69 vandalise toutefois un peu le studio lors de son passage), mais c'est alors que le passé rattrape un Château redevenu florissant, sous forme d'une mise en vente de ses murs aux enchères.

liste1liste


Des nuages sur Hérouville

La machine judiciaire déclenchée par Yves Chamberland en 1973 a en effet suivi son cours. Le 27 septembre 1974, l'administrateur judiciaire a étendu la liquidation des biens de la S.E.M.M. aux biens propres de Michel Magne. Celui-ci, parti s'installer dans le Sud avec femme et enfant, épuisera toutes les voies de recours possibles, sans succès, en dépit des pronostics de divers experts consultés. Il semble que le rôle de l'administrateur judiciaire (qui fait alors office de syndic des faillites) soit un peu trouble dans l'affaire : mal conseillé au départ, Yves Chamberland risquait de perdre son studio Davout pour rembourser le passif du Château. Ne pouvant déboulonner l'administrateur judiciaire, il se retrouve obligé de s'attaquer à Michel Magne. Lequel, évidemment, ne peut que se défendre...

Cinq ans plus tard, aucune échappatoire : après une première tentative infructueuse, les murs du Château sont vendus le 7 juin 1979, séparément pour la Bergerie (grange faisant face à celle où est aménagé le studio du bas, où ont habité Magne puis Higelin) et pour le Château lui-même. C'est un promoteur immobilier qui emporte le morceau, pour 1,4 millions de Francs. "Une somme que j'aurais pu rassembler, mais je n'aurais jamais cru que le Château partirait si peu cher !", avouera Laurent Thibault des années plus tard.

Le studio du haut, vers 1978. Console et magnétos MCI, écoutes Tom Hidley intégrées au mur avant, lumière du jour...

Dans un premier temps, le nouveau propriétaire laisse ses locataires poursuivre leurs activités. Laurent Thibault, qui avait cessé de prendre des séances au planning, convaincu qu'il était de devoir faire son baluchon le 8 juin au matin, transfigure donc avec Jacques Higelin, dans une ambiance de liberté artistique totale, les bandes que celui-ci a rapportées de séances un peu ratées en Louisiane avec les musiciens de Lou Reed. Il en résultera le formidable double album Champagne pour tout le monde... Caviar pour les autres. Un des chefs-d'œuvre de son auteur et de Laurent. Il est suivi d'un autre projet atypique, le rock-critique Patrick Coutin venant enregistrerJ'aime regarder les filles. Puis les séances reprennent leur cours normal – même si les finances sont au plus bas, ce qui conduit à ne chauffer que certaines parties du Château pendant l'hiver 79/80. Le promoteur fait ensuite signer à Laurent un bail précaire de deux ans, puis se montre soudain plus exigeant, augmentant le loyer, caressant des projets plus lucratifs. Projets contrecarrés avec succès par l'équipe du Château, qui a fait classer le bassin de la cour devant la grange et la Bergerie et l'escalier de l'aile droite ! De toute façon, l'église d'Hérouville est classée monument historique, ce qui empêche toute modification esthétique majeure dans un périmètre de protection de 500 mètres...

La mort du Château

Jean-Claude Delaplace décide de repartir dans son activité originale, le bureau d'études automobile, en février 80. Pierre Calamel le suit quelques mois plus tard, ainsi que Michel 'Boa' Marie, assistant au Château depuis fin 1975. Au début des années 80, le défilé d'artistes illustres continue pourtant : dans le désordre et entre autres, Yellow Magic Orchestra, Michael Schenker Group, Wasis Diop, Gisor, Marvin Gaye (pour produire un album hélas non terminé), Trust... Quelques musiques de films aussi, dont l'inoubliableTchao Pantin, signé CharlÉlie Couture. C'est l'équipe du Château qui permet à Patrick Coutin d'enregistrer, dès 1979, J'aime regarder les filles - revendant ensuite la bande à CBS qui ne sort le disque qu'en 1981. Et encore un tube !

Quelques illustres anciens débarquent parfois sans prévenir, pour une visite amicale - les Bee Gees par exemple. Fin 1981, Fleetwood Mac réserve plusieurs mois de studio... et fait faire des travaux spécifiques - décoration de chambre en satin rose pour Stevie Nicks, une des chanteuses, ou escalier supplémentaire pour faciliter la circulation des artistes dans l'aile gauche où ils résident les deux mois que dure l'enregistrement. Caprices payés rubis sur l'ongle par WEA, qui sort Mirage en juin 1982, un grand succès commercial. Mais le Château n'a plus autant de clients étrangers qu'avant – sans doute un effet de la concurrence des studios Miraval et Super Bear notamment, d'autres résidentiels, situés en pleine campagne provençale, qui surfent sur une belle vague de popularité depuis qu'ils ont accueilli Pink Floyd pour nombre de séances de The Wall. SuperBear accueille aussi Elton John, Queen, Kate Bush, Alan Parsons...

Les membres du groupe Fleetwood Mac à l'entrée de l'aile droite, fin 1981.
Enregistrement de l'album Mirage.

Malheureusement, rien ne va plus entre le promoteur propriétaire du Château et Laurent Thibault, mal conseillé, auxquels se sont joints l'ingénieur du son Patrick Droguet (fin 80) et Daniel Désarbres (assistant, 81-83) puis Ludovic Lanen (assistant, en 83), Pier Alessandri et Pascal Bodin. Devant l'énormité des sommes demandées à divers titres, Laurent attaque en justice son propriétaire. Compte tenu de cette instabilité, il n'investit plus guère. La MCI JH-528, après plusieurs années de bons et loyaux services, fait alors piètre figure devant les nouvelles SSL 4000E dont s'équipent les studios concurrents - Miraval, le Palais des Congrès, Plus XXX... Ce qui n'empêche pas Higelin, Nina Hagen, Enzo Enzo, Paga, les Sax Pustuls, Tom Novembre et CharlÉlie Couture, Strychnine, Coutin, Jean Guidoni (Putains), Dick Rivers (de retour, en 1981, pour trois albums : en solo, avec les Chats Sauvages et avec Captain Mercier), Patrick Abrial... de venir encore enregistrer au Château. Laurent s'équipe même pour Trust, en 1983, d'une magnifique réverbération numérique EMT 251 qui lui coûte la bagatelle de 177 000 F !

Laurent Thibault et l'équipe du Château ont créé entretemps, en 1980, le premier "vrai" studio mobile 24 pistes français, "Le Voyageur", lui aussi resté mythique, que Patrice Droguet et John Rutledge aident à terminer. Bien peu d'albums live du début des années 80 n'ont pas été enregistrés par lui (Vassiliu, Stocks, Couture, Thiéfaine, Higelin, Dan Ar Braz, et bien d'autres)... Le Voyageur fut racheté en 1983 par Yves Jaget et Patrice Cramer, qui ont longtemps écumé les routes de France à son volant – le camion Mercedes a été démantelé au début des années 90. La dynastie ne s'est pas éteinte : après le Voyageur 2 puis 3, a été inauguré à l'automne 1999 le Voyageur V1, un camion tout numérique pratiquement unique au monde !

1985 sera la dernière année d'existence du studio du Château. Alain Kan, fidèle jusqu'au bout, y enregistre avec Pier Alessandri, nouveau venu à la console, l'album Parfums de nuit, qui ne sortira qu'en 1986, avec notamment Laurent Sinclair (Taxi Girl)... et Laurent Thibault, sous un pseudonyme, à la basse et à la production. Quelques séances de pub, aussi, pour l'agence Vol de Nuit. Et plusieurs mois de travail, en studio ou avec le Voyageur, pour le double album de Jacques Higelin, . Mais le promoteur arrive à ses fins, et fait expulser Laurent Thibault le 27 juillet. Devant débarrasser les lieux sous 24 heures, l'équipe du Château en est réduite à casser un mur pour déménager la console MCI entrée tranche par tranche, et à démolir la partie avant pour récupérer les enceintes Westlake, qui se trouvent aujourd'hui chez Albert Marcœur.

Le promoteur, passionné d'équitation, loue les appartements de l'aile gauche à des particuliers, et aménage une sellerie (sous l'enseigne "Cheval Paradis") dans la grange qui abrita le studio Chopin. Il a un temps l'intention de découper le parc en plusieurs parties, mais ne peut le faire, puisque le Château se trouve dans un périmètre protégé autour de l'église d'Hérouville. Rien ne bouge... Du coup, les lieux restent à l'abandon pendant plus de 15 ans. Plusieurs sociétés s'installent en location dans le sillage d'Arkamys, en 2001, mais aucune ne reste. Fin 2005, retour à la case abandon pour l'aile droite et la grange, l'aile gauche découpée en appartements restant encore occupée par quelques locataires, même si les anciennes chambres d'écho tombent en ruines, tout comme la véranda/salle à manger...

Le Château revient sur le marché immobilier en 2013, proposé à 1,295 million d'euros. Il se voit notamment consacrer un article dans Télérama, essentiellement axé sur la période Magne. De nombreux projets de reprise, plus fantaisistes les uns que les autres (restaurant, chambres d'hôtes, centre de remise en forme, de tai-chi...) sont présentés au propriétaire et à la municipalité par des amateurs de toutes nationalités. C'est finalement le trio composé de Jean Taxis, Thierry Guarracino et Stéphane Marchi qui rachète le lieu début 2015. L'idée : le refaire vivre en musique, au sens large du terme.

Musique, justement : qu'est devenu Michel Magne, le fondateur des studios ? Il a quitté Hérouville en 1974. Après quelques années passées à Saint-Paul de Vence, où il se met au tressage de bandes magnétiques et continue les toiles géométriques, il est revenu vivre à Paris en août 1977 avec sa famille, dans un appartement rue Mouffetard. Malgré quelques disques de musique instrumentale parus sur le label April (et un double album enregistré à Abbey Road), deux albums solo (La Terre et L'Eau) et une sublime partition pour Les Misérables de Robert Hossein, en 1982, il n'a jamais retrouvé le statut de compositeur vedette qui avait été le sien. Il n'a jamais non plus digéré l'affaire d'Hérouville - se considérant comme injustement condamné et spolié d'une partie essentielle de sa vie. Il enchaîne périodes d'activité et de dépression. Dans la nuit du 19 décembre 1984, quelques jours avant un ultime verdict d'appel, il se donne la mort dans un Novotel de Pontoise – la juridiction où il s'est vu dépossédé de son bien [la vente aux enchères du Château s'était déroulée au tribunal de cette ville]. Triste épilogue pour un homme exceptionnel à la destinée tourmentée...

Hérouville reste une date dans l'histoire des studios français et mondiaux. Premier studio résidentiel au monde (avec le studio anglais Rockfield, en 1967, qui existe toujours !), largement imité ensuite (les Manor Studios de Richard Branson, Miraval et Super Bear en Provence, Vénus à Longueville, Le Manoir...), ce fut aussi le premier où la vitre est tombée entre musiciens et ingénieurs du son. C'est également un des rares endroits où Américains et Anglais daignaient venir enregistrer hors de chez eux, une fois que Ken Scott eut montré, début 72, ce qu'on pouvait y faire ! Une belle vitrine technologique des années 70 par ailleurs, avec son alliance MCI, Westlake, EMT 251 et Eventide H949...

Et aujourd'hui ? Rachetés en janvier 2015 par les ingénieurs du son Jean Taxis et Thierry Guarracino et l'analyste financier Stéphane Marchi, le Château et son parc sont en pleine résurrection depuis, et ont déjà accueilli de nombreux reportages et tournages musicaux. D'ici l'été 2017, il devrait héberger deux studios d'enregistrement en plus du centre de formation déjà en place (Pascal Besnard a installé un studio/centre de formation dans l'ancienne cabine du studio Chopin, dans la grange en bas, autour d'une console Euphonix System 5 et d'un système d'écoute Prosodia Zéphyr compatible Atmos). Jean Taxis réinstalle son ancien studio Val d'Orge (console Neve 8108 48 entrées, Studer A800 et quart de pouce, écoutes Quested, nombreux périphériques analogiques) dans le studio George Sand historique de l'aile droite,'agrandi' par la suppression de sa cabine – Jean a préféré en aménager une grande, compatible multicanal, en dessous du studio, dans l'ancienne salle de danse. Thierry Guarracino s'installe, avec son API 1608, dans ce qui fut la chambre de Michel Magne (cabine) et une série de chambres d'invités (studio), avec une belle hauteur sous plafond. Mais bien d'autres activités sont prévues : tournages vidéo (celui du documentaire David Bowie, l'homme aux cent visages ou le fantôme d'Hérouville s'y est déroulé en mai 2015 avec notamment Alain Chamfort, Lou Doillon et Jeanne Added), concerts, conférences, expositions, démonstrations de matériel, résidences d'artistes, événementiels musicaux divers...

Attention au site honkychateau.fr : le nom de domaine a été déposé par une équipe américaine qui a eu voici bientôt dix ans un projet pour le Château d'Hérouville, mais ne l'a jamais matérialisé... continue de rêver... et pollue la communication internationale du "vrai" Château. En un mot comme en cent : des imposteurs.


L'auteur, le 24 octobre 2015, à la console Euphonix du studio (ex-Chopin)
du centre de formation Sup HD Audio, à Hérouville.

DISCOGRAPHE ILLUSTRÉE DU CHÂTEAU, ANNÉE PAR ANNÉE (1970-1985) : c'est ICI ! (bientôt)

 

En attendant mon livre, prévu en deux tomes, sur l'histoire du Château (parution juin 2017 et janvier 2018 ?), voici les ouvrages écrits par deux anciens associés du Château (plus un troisième, de Gérard Duchemann, cuisinier de la période 1981/1983).




Cet article est paru dans HOME STUDIO n°28 (Février 1999) et a été abondamment modifié, complété, etc. depuis.


 

(franck@ernould.com)

 


Mis en ligne le 9 janvier 2017

© 2017 Franck ERNOULD